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la mystérieuse inconnue

fille de la ville peut faire, vous ne pouvez l’accomplir ?

André avait souvent dompté des poulains et pratiqué longtemps l’équitation. Mais du premier coup franchir un obstacle un peu élevé avec une bête qu’il ne connaissait pas, lui parut téméraire…

Par bravade, il cravacha son cheval et s’élança à son tour. Il commanda de sauter, mais s’arc-boutant sur ses deux jambes de devant, l’animal s’arrêta brusquement désarçonnant son cavalier qui alla s’abîmer la figure sur le sable graveleux.

À peine était-il par terre qu’il entendit fuser des rires joyeux et cristallins autour de lui.

Il flaira tout le complot.

— Ah ! ah ! se dit-il… je vais vous faire rire jaune ! Il demeura donc sur le sol, étendu, immobile, comme privé de connaissance.

Les rires s’éteignirent subitement pour faire place à un silence tout de stupeur.

Le sang qui s’échappait en filet mince d’une égratignure au front, lui marbrait le visage.

Il entendit une voix qu’il connaissait celle-là dire :

— C’est de ma faute aussi, je n’aurais pas dû lui faire donner ce cheval. Il est presque impossible à monter.

Il réprima l’envie qu’il avait de sourire et sentit sur ses joues la caresse de deux mains tièdes.

— Monsieur Dumas, Monsieur Dumas.

Il jugea la comédie suffisante, ouvrit un œil et se souleva sur son séant avec effort.

De ses mains en avant, il avait amorti le choc de la chute : les seuls vestiges qu’il en gardait, outre l’égratignure insignifiante du front, étaient ses mains ensanglantées aux cailloux du sentier. À l’aide de son mouchoir il s’épongea le front et impassible, comme si l’accident n’était pas survenu, il demanda son cheval. On le lui amena. Il le saisit par la bride, mit un pied dans l’étrier et sauta en selle.

Le cheval se cabra.

Il lui laboura les flancs de ses éperons, et au bout de quelques minutes de ce manège, réussit à s’en rendre maître tout à fait.

— Maintenant, il va sauter cria-t-il, et avant même que les protestations ne s’élèvent, il s’était élancé et avait enlevé l’obstacle.

Les jeunes filles le considérèrent avec admiration et cette aventure au lieu de le desservir en fit, dans les salons où l’on commenta l’événement, une sorte de héros digne de figurer dans les vues animées américaines.

V

Le quartier compris entre les rues St-Laurent. St-Denis, Sherbrooke et Craig, a été longtemps connu à Montréal sous le nom du « Red Light District ». C’est là que vivaient la pègre et tous les suppôts de l’Underworld.

Aujourd’hui, le quartier s’est assaini. Après l’enquête judiciaire tenue sur l’administration de la police il y a quelques années et qui a révélé au public beaucoup de dessous que certains ignoraient, on a fermé les maisons, pourchassant les tenancières et les filles.

On a même changé, à la demande des propriétaires et des résidents, le nom de la rue « Cadieux » qui était mal famé, en celui de « de Bullion ». Seuls, çà et là subsistent encore des débits clandestins d’alcool que l’on appelle vulgairement des « blind pigs ». Quelques-uns de ces blind pigs sont la propriété de bootleggers qui y ont établi leurs quartiers généraux et y vivent, les uns en marge de la société, les autres menant une vie double, se contentant d’administrer leur exploitation sur une base commerciale, en hommes d’affaires.

Un soir qu’il était à peu près onze heures et demi et qu’André Dumas, revenant de la gare Viger reconduire son père, cheminait sur la rue Craig, il aperçut rue Sanguinet, à quelques centaines de pieds du coin, un groupe composé d’un homme et d’une femme qui gesticulaient et avaient l’air de se disputer. Flairant une aventure, et un peu badaud, il s’engagea dans leur direction, poussé par la curiosité.

Comme il arrivait près des deux personnages, il entendit le bruit sec d’un soufflet sur une joue en même temps que s’éleva la plainte étouffée de celle qu’on frappait.

Sans perdre le temps de réfléchir qu’il ne faut jamais mettre le doigt entre l’écorce et l’arbre et qu’il est aussi dangereux de séparer un homme et une femme qui se chicanent que deux Irlandais qui se battent, André Dumas s’élança sur l’assaillant et réussit à lui saisir le bras au moment où il le levait pour frapper sa victime à nouveau. Un coup de pied qu’il reçut sur une jambe lui fit lâcher prise et se retourner, tout surpris de constater qu’on ne prisait guère son intervention. Un coup de poing, qui heureusement ne l’atteignit qu’à l’épaule, le fit pirouetter. Il comprit cette fois la situation. Il était bel et bien tombé dans un guêpier. Il n’avait plus devant lui que deux solutions : se sauver ou faire face à la lutte. Se sauver était peut-être le parti le plus pru-