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la mystérieuse inconnue

mains et qu’il devait, lui millionnaire, vivre en millionnaire.

Dans ce but, il s’était porté acquéreur d’une résidence somptueuse, qu’il avait achetée toute meublée, d’un financier qu’un revers de fortune venait d’acculer à la ruine. La chambre qu’il habitait au Ritz, chambre luxueuse parmi les plus luxueuses lui parut un cadre étroit pour sa richesse.

Il téléphona à Me Gosselin, lui donna sa nouvelle adresse, remettant à deux jours plus tard le rendez-vous du lendemain.

Le but secret de cette hâte, qui s’emparait de lui de s’établir dans ses nouvelles pénates, résidait précisément dans l’entrevue qu’il attendait. Cette inconnue l’intriguait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. Par une association d’idées assez curieuses, il l’assimila à l’autre inconnue, la jeune fille pauvre qu’il avait rencontrée un soir pluvieux et triste de novembre dernier. Il les confondit, les mêla toutes les deux dans une seule et unique image, en ayant au fond de lui-même l’intuition fixe que c’était Elle… Alors, si c’était Elle ?… Son imagination vagabondait, elle chevauchait follement au gré du rêve.

Après dîner, il appela un taxi et se fit conduire rue Sanguinet, chez Charles Johnson. Il était une heure de l’après-midi. Charles dormait, de même que Mademoiselle Idola. Il dut sonner à plusieurs reprises avant de réussir à les éveiller. Finalement, l’homme, en pestant et jurant, vint ouvrir, mais dès qu’il reconnut André Dumas son visage se rassénéra et avec force salutations, il l’introduisit dans sa chambre.

— Une belle heure pour se lever ! dit le nouvel arrivant.

— Nous nous sommes couchés à quatre heures du matin.

— Une belle heure pour se coucher !

— Que voulez-vous ! j’ai dû transporter une charge de boisson de l’autre bord des lignes. Et c’est la nuit qu’on traverse le plus facilement.

— Comme ça tu sais conduire un auto ?

— Et aussi le réparer.

— Veux-tu changer de métier ?

— Si ça paye.

— Le prix que tu voudras. Voulez-vous, Mademoiselle Idola et toi travailler pour moi ?

Comme Johnson, ayant lu le journal et reconnu sans la photographie l’identité de son nouvel ami, savait qu’il était riche, il accepta.

— Quand allons-nous commencer ?

— Immédiatement, vous allez vous habiller tous les deux, réunir votre bagage, régler votre compte de pension et monter en taxi avec moi. Ensuite ? Primo : nous allons nous acheter deux autos. Comme tu es mécanicien, je t’en laisse le choix. Secondo : passer chez le marchand tailleur choisir un uniforme, et chez la modiste, un costume de bonne, finalement vous viendrez à ma nouvelle résidence, où nous aurons nos quartiers généraux… Ça vous va ?

— Ça nous va…

— Dans une heure, je viendrai vous prendre.

Tel qu’il l’avait dit, une heure après, André Dumas était de retour, tout était prêt.

Ils s’acheminèrent ensemble rue Ste-Catherine. L’après-midi n’était pas écoulé que dans le garage de la nouvelle résidence d’André Dumas, deux autos stationnaient : un superbe Touring Packard et un Roll Royce limousine.

Comme la maison était d’ores et déjà garnie de ses meubles, l’installation fut courte.

La perspective de passer la soirée seul dans une maison où il n’était pas encore acclimaté, où les murs, malgré les étoffes et les tableaux qui les recouvraient, lui paraissait d’une froideur désespérante, n’était pas pour chasser ce vague à l’âme, cette sorte de spleen inconscient qui s’empare, à certaines heures, de l’être le plus fort.

Il commençait à souffrir de sa solitude. Si peu expansif fût-il, si peu sentimental qu’on puisse le désirer, il n’échappait pas à la loi commune, qui veut que l’homme nourrisse, dans son for intérieur, un besoin d’épanchement et de tendresse. Il regrettait l’atmosphère chaude de la maison familiale. Cela dépendait de son manque d’activité. La solitude qui repose et apaise au milieu de la campagne, dans la tranquillité que distille la Grande Nature, devient un fardeau au milieu des villas enfiévrées, parmi les hordes d’humains qui se pressent, se bousculent et se heurtent dans le déchaînement de tous les appétits et de toutes les passions.

Et c’est de cette solitude morale que souffrait André Dumas.

À part sa tante, son procureur et ses deux nouveaux domestiques, il ne connaissait d’autre personne que Julienne Gosselin.

Si le sentiment qu’il nourrissait pour elle n’avait absolument rien de tendre, et si la première impression que sa présence fit naître en lui était plutôt une impression d’indifférence, ses dernières visites avaient modifié du tout au tout sa façon de juger et d’apprécier la jeune fille.