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Page:Paquin - Les caprices du coeur, 1927.djvu/11

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LES CAPRICES DU CŒUR

tion qu’on leur porte. Elles ne peuvent pas aimer. Elles ne peuvent pas souffrir. Ce sont des êtres qui n’ont que de la volonté et pas de cœur. Tu lui donnais le meilleur de toi-même. En pure perte. Laisse donc de côté toutes les questions du sentiment. Et vis par le cerveau. D’ailleurs demain tu n’y penseras plus.

— As-tu déjà aimé toi ?

— Oui ! mais j’ai chassé l’amour comme une faiblesse. Je suis au-dessus de cela à présent.

— J’envie ton sort.

— Il ne tient qu’à toi d’être comme je suis. L’homme est fait pour oublier. J’admets que sous le coup de la surprise ton émotion soit plutôt forte. Laisse passer la nuit. Quand le soleil reparaîtra tu ne penseras plus à Marcelle. C’est l’effet de la fatigue des derniers temps qui t’oppresse.

— Je n’ai plus de goût à rien. Rien ne peut plus m’intéresser au monde. Ah ! si je pouvais me coucher pour ne pas me réveiller.

— Pour l’amour du Ciel, ne parles pas comme cela. Je te dis que tu vas en guérir.

Viens faire une promenade avec moi. Cela va te faire du bien. Cela va te changer les idées.

Lucien Noël se versa une autre rasade de cognac et partit avec Mainville déambuler par les rues endormies de Québec.

Longtemps, ils errèrent à l’aventure. Sur la Terrasse il n’y avait plus personne. Les promeneurs étaient rentrés.

Peu à peu, grâce à la diversion apportée par la bonne fatigue physique qui commençait à le gagner, Noël retrouva un peu de calme et de sérénité.

Il put, à sang froid, regarder son aventure. Il en éprouva un dégoût vaste de l’humanité.

Il avait épanché le trop plein d’émotion qui l’oppressait.

La force lui revint de refouler en dedans de lui-même les pensées tristes dont il était la proie. L’excès même de sa souffrance l’avait atténuée. Quand il rentra à sa chambre vers les deux heures du matin, il n’éprouvait plus qu’une sorte d’irritation sourde.

Il comprit cependant qu’à l’endroit du cœur il avait reçu une blessure grave qui ne se cicatriserait peut-être jamais.

Il voulut arracher son cœur de sa poitrine, le piétiner, le briser en morceaux et des débris s’en construire un autre qui ne pourra plus jamais vibrer.


II


En face de la situation qui se dressait devant lui, Lucien Noël se demanda quel parti il allait en tirer. Ses ressources personnelles étant nulles, il ne pouvait songer à s’installer dans un bureau à lui, bien à lui, et là, y attendre la clientèle. Il s’ouvrit à son père, un soir, de la perplexité où il était concernant son avenir et lui demanda s’il ne pourrait lui fournir les moyens nécessaires pour s’établir.

Henri Noël n’était pas riche, bien qu’autrefois, il ait joui d’une aisance plutôt considérable.

Une transaction malheureuse à la Bourse, où il avait joué sur marge, anéantit sa fortune et l’avait forcé à se chercher une position de fonctionnaire. Aidé par des amis politiques influents, il obtint un poste important au Palais de Justice. Son salaire suffisamment élevé lui permettait de vivre et de bien vivre, mais pas plus.

C’est ce qu’il expliqua à son fils.

Il n’avait aucun capital disponible.

Lucien commença donc à faire du droit dans un bureau étranger. Il entra chez Lesage, Pilon et Godin où on le tint longtemps à la besogne la plus ingrate de la procédure. Son travail était méthodique. Il ne lui laissait aucune initiative, aucune chance de se créer un nom, par conséquent, une clientèle.

Vite dégoûté, il abandonna au bout d’une semaine la pratique du droit, et cela, définitivement. Il chercha une autre occupation plus en rapport avec ses aspirations et ses goûts. L’esprit procédurier avec ses détails ennuyeux et fastidieux, lui déplut souverainement. Il faut avouer que peu de choses l’intéressait. Depuis la catastrophe survenue le soir même de son examen, il ne vivait plus. Il végétait selon son expression. Il était devenu une sorte d’automate perfectionné.

Le désespoir qui l’avait assailli à la nouvelle du mariage de Marcelle était d’une intensité telle qu’il ne pouvait subsister en cet état.

Les émotions s’emparant de son être à l’état de paroxysme épuisaient par leur intensité toute la capacité de souffrance qui était en lui. Le ressort trop tendu s’était brisé.