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supposer que notre trouvère n’avait pas été maître de modifier la violente expression qu’il avait donnée aux sentiments unanimes de l’armée croisée. En effet, la chanson une fois confiée à la mémoire des jongleurs ne dépendait plus de celui qui l’avait faite ; elle ne pouvait plus être transformée. Et comme personne alors n’ignorait le nom de l’auteur de l’Antioche, Richart n’aurait pu revenir en France, même après la mort du comte de Blois, en 1102, sans courir le danger de vives représailles de la part du comte Thibaut de Champagne, fils d’Étienne, ou des amis et barons de ses terres qui conservaient le respect de la mémoire d’un prince dont la belle mort avait expié les premières faiblesses[1]. C’est donc en Orient que la chanson dut être répandue avant de l’être en France, où les pèlerins qui ne cessaient d’aller et revenir d’Europe en Asie n’auront pas tardé à la faire connaître.

Autre observation : suivant l’opinion le mieux établie, c’est au retour de la première croisade que les armoiries commencèrent à devenir héréditaires. Jusque-là, les écus pouvaient être incrustés d’aigles, de lions, de lis ou de chimères mais ces ornements étaient d’un usage banal ; chacun pouvait, à sa fantaisie, les prendre, les changer. Au retour d’Orient, les Croisés conservèrent comme un souvenir honorable les derniers écus qu’ils avaient rapportés, en donnant la préférence à ceux dont la taie ou plaque métallique avait été fendue, brisée, coupée, écartelée. Dès lors aussi, ils trouvèrent mauvais que d’autres adoptassent les mêmes insignes. Or, dans la Chanson d’Antioche, on ne trouve pas un couplet, un vers, un mot qui laisse supposer l’existence de ce nouveau genre de propriété de famille. Il y est seulement question de la couleur variée des enseignes et

  1. Guibert de Nogent qui, s’il ne connaissait pas en 1108 le texte de la Chanson, en avait au moins entendu parler, semble y faire une allusion détournée à l’occasion de cette expiation du comte de Blois : Finis ad executionem hujus rei de qua criminatur adeo claruit, ut de eo jam secure laus cantari possit. (Lib. V, cap. vi.)