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Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/125

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ARTICLE III.

témérité du hasard[1] qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle[2], que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste[3], le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau[4], et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute[5] des lois naturelles ; mais cette belle

  1. « Si la témérité du hasard. » Mont. : « Or ils sont si desfortunez (car comment puis-je nommer cela, sinon desfortune, que d’un nombre de loix si infiny, il ne s’en rencontre pas au moins une que la fortune et temerité du sort ayt permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations ?), ils sont, dis-je, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n’y en a une seule qui ne soit contredicte et desadvouee, non par une nation, mais par plusieurs. » Témérité est au sens latin. Cf. témérairement, iii, 3. Cette image, qui a semé les lois humaines, est de Pascal.
  2. « La plaisanterie est telle. » C’est-à-dire, mais il y a cela de plaisant, que le caprice des hommes, etc.
  3. « Le larcin, l’inceste. » Montaigne, ibid. : « Telle chose est icy abominable, qui apporte recommendation ailleurs, comme en Lacedemone la sublililé de desrobber ; les mariages entre les proches sont capitalement deffendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur… : le meurtre des » enfants, meurtre des peres, communication de femmes, traficque de voleries, licence à toutes sortes de voluptez, il n’est rien en somme si extreme qui ne se trouve receu par l’usage de quelque nation, » etc.
  4. « Au delà de l’eau. » Cf. {{rom|vi}, 3.
  5. « Il y a sans doute. » Mont., ibid. : « Il est croyable qu’il y a des loix naturelles ;… mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant partout, etc. : Nihit itaque amplius nostrum est ; quod nostrum dico, artis est. » Les éditeurs de Montaigne n’indiquent pas la source de ce passage. Les deux autres phrases latines qu’ajoute Pascal sont prises de deux autres endroits de Montaigne : III, 1, p. 160, et III, 13, p. 124. La première est de Sénèque (Epist. 95) : « C’est en vertu de sénatus-consultes et de plébiscites qu’on commet des attentats. » La seconde est de Tacite (Ann., III, 25) : » Nous souffrions jadis de la multitude des crimes, aujourd’hui de celle des lois. ». Montaigne modifie déjà, pour les appliquer, les textes qu’il cite. Pascal, en les reproduisant, les altère encore. — Remarquez que Montaigne se moque de la raison humaine, mais il ne la déclare pas corrompue ; ce mot de Pascal tient à la doctrine du péché originel.