Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté l’aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime[1] pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où est donc ce moi[2], s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités[3]. Qu’on ne se moque donc plus[4] de ceux qui se font honorer pour des charges ou des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
- ↑ « Et si on m’aime. » Remarquer la progression ; le jugement, l’intelligence, semble encore plus inséparable de la personne que la beauté.
- ↑ « Où est donc ce moi ? » Il est dans un ensemble, et non dans telle ou telle partie qu’on peut détacher.
- ↑ « Mais seulement des qualités. » C’est réaliser des abstractions ; il n’existe pas de qualités séparées des choses.
- ↑ « Qu’on ne se moque donc plus. » Cet alinéa donne le sens de tout le reste, et montre où Pascal voulait en venir. Il a uni dans cette pensée, comme dans plusieurs autres, une logique d’une force et d’une subtilité merveilleuses avec un sentiment faux de ce qui est. Quelle analogie entre des charges et des honneurs, et les qualités de la figure ou de l’esprit ? L’hommage qu’on rend aux dignités se détache de la personne avec les dignités elles-mêmes, et passe a une autre ; mais quand on aime quelqu’un pour sa beauté, on ne peut la séparer de lui ; on n’aime peut-être pas la personne sans la beauté, mais on n’aime pas non plus la beauté dans une autre personne. Il y a là une étrange méprise, à laquelle Pascal a été conduit par l’envie de trouver en tout ce qu’il appelle la raison des effets, c’est-à-dire la raison des préjugés.