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UN AMOUREUX

ses membres, dont la structure se devinait un peu grêle sous le drap mince d’un de ces pardessus de demi-saison que l’argot faubourien appelle expressivement des « vinaigres ». Ce vêtement très défraîchi, avait dû être acheté, comme les autres pièces du costume, au rabais et dans une maison de confection. Mais si le jeune homme était aussi mal habillé que peut l’être un garçon, pauvre déjà, prédisposé à l’oubli du monde extérieur par l’absorption cérébrale, un air de supériorité, comme répandu sur sa personne, enlevait à son apparence tout caractère commun. Ses grosses bottines n’arrivaient pas à dissimuler l’élégance de ses pieds fins. Ses mains maigres et nerveuses sortaient de manchettes presque élimées, mais elles montraient de beaux doigts déliés d’intellectuel. Ajoutons qu’il avait tous les droits à ce nom, qu’il faut continuer d’employer, malgré l’abus qui a pu en être fait. — Il est le seul qui convienne à une certaine espèce d’hommes tels que celui-là qui sont les victimes, parfois admirables par leur noblesse, d’autres fois détestables par leur arrogance, d’un constant abus de la pensée. — Jean était le fils d’un professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, et lui-même boursier d’agrégation de philosophie à la Sorbonne. Le feutre de son chapeau de forme ronde s’était flétri à courir de la Faculté aux bibliothèques sous le soleil et sous les averses, mais il coiffait un front large et comme éclairé de pensées. Le visage creusé trahissait de précoces souffrances,