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L’ETAPE

supportées par un tempérament énergique, à la veille pourtant d’être trop éprouvé. Le teint appauvri révélait une existence étroite, une table médiocrement servie, un excès d’effort mental sans une suffisante réparation physique, de grands soucis peut-être et des douleurs morales inavouées. Néanmoins l’humide radical des yeux bruns, la fraîcheur saine des lèvres, la rangée intacte des dents blanches, l’épaisseur bouclée des cheveux châtains disaient des réserves de vitalité profonde. Un peu de détente dans la joie et le bien-être, et ce jeune homme s’épanouirait.

Cette détente lui serait-elle jamais accordée ? Le sort lui donnerait-il ce rayon de bonheur dont il avait le besoin presque animal ? La mélancolie de ce doute sur sa destinée se lisait dans le pli de sa bouche, où il y avait de l’enthousiasme et de l’amertume, de la volonté et du découragement. Jean Monneron allait avoir vingt-cinq ans. C’est la période où ces états contradictoires coexistent tout naturellement. L’âme du jeune homme s’est déjà meurtrie à la réalité, assez pour comprendre que ce monde est, comme la dit un sage, « une affaire brutale, » pas assez pour y flétrir la fleur de sa délicatesse native. La conscience de sa force frémit en lui, et il a peur, devant l’irréparable des décisions à prendre. Il se sait, pour employer une métaphore toute contemporaine, à une tête de ligne, et que son avenir de bonheur ou de malheur dépend d’un aiguillage sur tels on tels rails. Si des incertitudes de carrière ou même de