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L’ETAPE

poster dans ce coin d’allée où il était à peu près sûr de rencontrer cette enfant. Il avait calculé que le 1er  novembre était la veille des Morts. Le père et la fille avaient dû, ce matin-là, comme chaque année, aller au cimetière du Montparnasse, sur le tombeau de la mère de Brigitte. M. Ferrand avait une autre fille, mariée à un officier et qui demeurait dans le haut de la rue Notre-Dame-des-Champs. Cette fille s’était, sans doute, rendue au cimetière avec son père et sa sœur. Il était bien probable que ceux-ci la reconduiraient. Pour entrer à la rue de Tournon où ils habitaient, ils passeraient certainement par le Luxembourg, et leur chemin naturel serait par cette porte d’angle. Voilà pourquoi Jean Monneron était là depuis plus d’une heure, — à se torturer d’impatience et de désespoir, à se répéter qu’il était insensé d’épier ainsi l’apparition de celle qu’il lui était interdit d’épouser, à se démontrer qu’il ne pouvait pas, qu’il ne devait pas l’épouser en effet sous la clause imposée par le père, à souhaiter que la jeune fille ne fût pas allée au cimetière, ou qu’elle rentrât par une autre route, et à se dire, devant chaque silhouette de femme apparue au détour de la rue Bara : « C’est elle, » ou « ce n’est pas elle », avec un battement de cœur. Les choses autour de lui s’harmonisaient à la mélancolie passionnée dont il se sentait de plus en plus envahi, au fur et à mesure que les minutes avançaient. Le ciel était voilé, comme tendu de neige, avec de grands