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L’OBSTACLE

— « Vous vous trompez, Jean, sur la signification de mon silence, » commença-t-il. « Croyez-vous que vous m’ayez rien appris, sinon des détails qui précisent seulement ce que j’avais pressenti ? Savez-vous ce que je me disais, en vous écoutant ? Je me souvenais de votre père, à votre âge, quand nous étions à l’École, et qu’il me développait, avec l’ardeur de son jeune enthousiasme, les théories qu’il a voulu vivre. Il les a vécues, et voilà le résultat. La vie est l’épreuve de la pensée. Le malheur démontre l’idée fausse, comme la maladie la mauvaise hygiène. Pauvre Monneron ! Je le plaignais en vous, comme je plains la France en lui. Tout le malaise que vous me décrivez ne vient ni de lui, ni de vous. Il vient de ce que votre famille ne s’est pas développée d’après les règles naturelles. Vous êtes des victimes, lui et vous, de la poussée démocratique telle que le comprend et la subit notre pays où l’on a pris pour unité sociale l’individu. C’est détruire à la fois la société et l’individu. La grande culture a été donnée trop vite à votre père et à vous aussi. La durée vous manque, et cette maturation antérieure de la race, sans laquelle le transfert de classe est trop dangereux. Vous avez brûlé une étape et vous payez la rançon de ce que j’appelle l’Erreur française et qui n’est au fond, tout au fond, que cela : une méconnaissance des lois essentielles de la famille. Mais il ne s’agit pas de philosopher. Nous devons terminer cette conversation sur un arrangement positif.