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L’ÉTAPE

des deux côtés de son front en deux épais bandeaux qui cachaient ses oreilles. L’esthéticisme de cette coiffure et le caractère volontiers masculin de ses costumes, disaient l’indépendance d’une fille que ses parents laissent aller et venir toute seule, — à l’anglaise et à l’américaine ; — qui a suivi toutes sortes de cours et lu toutes sortes de livres, — à la russe et à la norvérgienne ; — et qui, n’étant que la pauvre enfant d’un pauvre fonctionnaire français, se débat entre les dures nécessités de son existence et ses prétentions. Que Jean le connaissait bien, ce profil maussade de sa sœur, et cet aspect d’étudiante féministe, et ces yeux impénétrables et mécontents ! Oui, qu’il connaissait cette expression mauvaise, et qu’il en était tourmenté, comme des élégances dispendieuses de son frère Antoine, comme des façons si aisément dures de sa mère, comme de l’usure inscrite autour des tempes et dans le creux des joues de son père, comme du ton précocement canaille de son plus jeune frère, — comme de tout, même de la table autour de laquelle ces diverses personnes étaient assises et de l’incurie maternelle qu’accusaient la toile cirée mal nettoyée, les verres dépareillés, les assiettes pour la plupart écornées, les couverts désargentés, les couteaux, les uns ébréchés, les autres mal assurés dans leur virole ! Ce bohémianisme sans pittoresque attristait le jeune homme, qui aurait habité avec délices une cellule blanchie à la chaux, et mangé avec de l’étain dans du bois. C’était