Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
77
LES MONNERON

Moi pas !… » répondit Antoine. C’était une de ses habitudes d’opposer aux enthousiasmes de son père des axiomes de misanthropie gouailleuse qu’il croyait « bien parisiens » et qu’il débitait du haut de sa somptueuse cravate, en assurant dans son œil droit un monocle qu’aucune faiblesse de vue ne justifiait et qu’il attachait, par imitation du portrait d’un des derniers rois de la mode, vu à la devanture d’un photographe, avec un large ruban noir. Rien n’atteignait le professeur au vif de sa sensibilité autant qu’un certain pessimisme, où il discernait l’absence de foi dans la bonté originelle de la nature humaine. « Soyez ce que vous voudrez, mais ne soyez pas sceptiques, » cette étrange formule, dont il était coutumier, caractérisait l’attitude, toujours passionnément affirmative, de cet esprit d’idéologue. Il était incapable de supporter même la pensée de la désillusion. Il n’avait d’énergie, à l’égard de ses enfants, qu’à l’occasion de phrases comme celle que venait de prononcer son fils aîné. Il la releva, d’une voix presque irritée, en répliquant :

— « S’il y a des paresseux et des ivrognes dans le peuple, c’est qu’il est trop ignorant et trop malheureux. Donnez-lui de l’instruction et du bien-être, et ces vices disparaîtront. Voilà pourquoi j’ai approuvé ton frère, quand il a fondé, avec ses amis Rumesnil et Crémieu-Dax, l’Union Tolstoï… » (C’était le nom que Jean et ses camarades avaient donné à leur ébauche d’université populaire, moins par fétichisme pour le