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LA VÉRITÉ

une de ces lamelles, et, de ga main droite, elle écrivait sur un cahier, déjà couvert de notes au crayon. Lucien reconnut l’agenda qu’elle emportait à l’hôpital pour les visites du matin. Elle accueillit l’arrivant d’un gentil geste de sa jolie tête, à peine retournée, et, sans s’interrompre de sa besogne, elle lui dit :

— « Je suis en train de bien étudier par avance le détail de l’opération à laquelle j’assisterai demain. Il s’agit de l’homme du lit 32, vous vous rappelez, celui qui a une gangrène du pied droit ? On a discuté sur son cas, qui ne peut plus attendre. Vous savez comme le professeur Louvet patronise toujours les moyens radicaux. Il veut qu’on l’ampute au-dessus du genou, pour être très sûr que les accidents ne reviendront pas. Mais on a fait venir Graux, le chirurgien, et on a entendu un autre son de cloche. Celui-là ne veut même pas de l’amputation totale du pied. La résection de la moitié lui paraît suffisante. Ces Messieurs ont disserté, chacun soutenant sa thèse avec des arguments où ils mettaient toute leur science, et, entre eux deux, le patient gisait sur le lit, la couverture rabaissée, montrant ses pauvres jambes, l’une cachectique et l’autre gangreneuse. Enfin, comme ils se taisaient, à bout de théories : « Si l’on faisait une cote mal taillée ?… » a demandé le malade en montrant une place au-dessous du genou. Ce fut si comiquement dit, que tous les élèves ont éclaté de rire… Pas moi. J’étais navrée. Je n’aurai jamais assez de force d’esprit pour considérer ainsi une créature humaine, comme un simple sujet d’expériences scientifiques. Graux et Louvet ne pensaient pas plus au misérable que s’il eût été une