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COCARDASSE ET PASSEPOIL

La Baleine avait de furieux élans. Chaque fois qu’il s’élançait en avant, chacun s’attendait à voir son adversaire pulvérisé. Il n’en était rien : Passepoil était souple et rusé. Le colosse, beaucoup plus grand que lui, le menaçait sans cesse dans la ligne haute, le Normand estima qu’il serait naïf de ne pas occuper la place qu’on lui laissait par-dessous aussi se glissa-t-il comme une couleuvre, histoire de plonger la moitié de sa lame dans la cuisse de Gruel, qui poussa un cri de rage et se retira en boitant bas.

La situation commençait à devenir grave pour les deux qui restaient. Deux fois déjà, Berrichon avait fait des accrocs au pourpoint d’Yves de Jugan. Si Passepoil se fût tourné, tout d’abord, contre ce dernier, il n’en eût fait qu’une bouchée.

Une gloriole de maître le retint. Cocardasse n’ayant pas besoin de son aide, calme comme s’il eût donné une leçon, frère Amable voulut voir comment s’en tirait Jean-Marie.

— Bien, petit, murmura-t-il, estimant les coups. Un peu plus haut, pare à droite… dégage et fends-toi… Parfait, mais trop tard… Voilà une séance qui te vaut dix ans de salle…

Cocardasse continuait à jurer, et lançait de temps en temps une gasconnade. Jugan était légèrement pâle et Gendry ne riait plus. À la façon dont le prévôt serrait son fer, il devinait que celui-ci était maître de sa vie, et ne s’amusait si longtemps que pour le tuer de lassitude : aussi, songeait-il avec amertume que l’or de M. de Peyrolles ne serait sans doute pas pour lui, et que Blancrochet en aurait la bonne part.

Mais, au fait, où était Blancrochet ?

Gendry, l’ayant aperçu dans la foule, lui fit signe de venir à son secours. Il n’eût pas été fâché de voir le spadassin le décharger d’une partie de la fureur du Gascon, tandis que Daubri se mesurerait à Passepoil.

Les deux compères comprirent qu’il était plus que temps d’intervenir et Blancrochet s’avança en élevant son épée :

— Halte-là ! cria-t-il, et bas les armes un instant. À voir ferrailler les autres, il m’en vient des démangeaisons dans les bras.

Passepoil le regarda d’un air soupçonneux, convaincu qu’il allait se mettre du côté de Gendry :

— Libre à toi de t’aligner, maugréa-t-il, et tu n’as pas besoin d’aller chercher bien loin à qui parler.

— Je me faisais justement cette réflexion, seigneur Passepoil, répliqua le bretteur. Mais j’aime avant tout l’espace, et vous semblez en manquer dans ce boyau, d’autant plus que les cris de Cocardasse seraient capables de faire crouler la porte. Venez un peu sur la place, mes gentilshommes, nous y aurons nos coudées franches, et tout au moins un peu plus d’air.

Les prévôts, qui se trouvaient fort mal pour se battre à l’endroit qu’ils n’avaient pas choisi eux-mêmes, n’élevèrent aucune objection sur ce point.

— Pécaïré ! s’écria Cocardasse, vous avez envie qu’on vous voie mieux mourir !… Cela va être un plaisir de vous satisfaire…

Les spectateurs, maintenant très nombreux, suivirent le mouvement qui déplaçait le lieu de la scène et formèrent un grand cercle autour des escrimeurs qui s’alignèrent de nouveau au beau milieu de la place.

Ce fut à partir de ce moment seulement que Mme  Dunoyer put jouir du spectacle qu’elle a décrit et dont le commencement lui avait échappé.