Page:Pavlovsky - En cellule, paru dans Le Temps, 12, 19 et 25 novembre 1879.djvu/68

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est froid. J’appaise ma faim et je me prends à songer. Si je pouvais avoir maintenant une belle pastèque toute rose et sucrée, j’en mangerais bien une entière à moi seul, j’en mangerais deux… trois ! Ah ! si on voulait me rendre la liberté, je sais bien ce que je ferais : j’irais au bazar[1], j’y choisirais une belle pastèque — avec une entaille pour montrer sa belle qualité — et pour cinq copecks je m’en donnerais… ce serait une autre espèce de dîner que cela ! Qu’est-ce que c’est que ce dîner-ci ? fais-je en jetant un regard de mépris à mon écuelle, et en même temps je souris en tapinois d’un large sourire de béatitude en me remettant à manger.

Ainsi se passait ma vie ! J’avais oublié tout ce qui existait au dehors de la prison, je n’en rêvais même plus. Tous mes songes se réduisaient à me voir étendu sur le lit à contempler la voûte de la cellule. Ou bien, je voyais qu’on ne voulait pas me conduire au bain, ou qu’on avait décidé de ne me nourrir que de pain à moitié cuit. Je me réveillais alors couvert d’une sueur d’angoisse et puis revenu complètement à moi, je m’écriais : « Le Seigneur en soit loué, ce n’était qu’un rêve ! On va m’apporter à dîner aujourd’hui comme à l’ordinaire. » Je ne pensais plus à rien ni à personne. J’avais désappris à ressentir quoi que ce fût. Les souffrances, la mort même de ceux qui m’étaient jadis le plus chers, ne m’auraient causé aucune émotion. Pendant que la vie s’éteignait ainsi dans mon âme, je ne remarquais pas dès l’abord que chaque soir j’avais la fièvre, et qu’une toux opiniâtre me tourmentait constamment. Avec le temps, je ne pus plus me coucher comme d’habitude : j’étais

  1. Marché.