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le vice suprême

bonheur pour ce vieillard fanatique de sa ville et qui sentait proche le Campo-Santo.

— « Laissez-moi lui apprendre Florence, » dit-il à Torelli, et presque tous les jours le vieux duc venait chercher l’enfant, et vaguant par les rues et les places, y évoquait l’histoire dans le décor même où elle avait été vécue : sa parole avait la puissance de relief qui naît d’un enthousiasme exclusif.

Heureux de faire ce qu’il appelait une éducation florentine, sans souci qu’il parlât à une enfant, il égrenait le formidable rosaire de crimes qui est l’histoire toscane, appelant les personnages et leurs gestes par l’image précise, le mot brutal : et quels personnages et quels gestes !

Aux porte-torches et aux anneaux de bronze, seuls et rares ornements des façades à bossages, il suspendait un récit d’amour, de gloire ou de crime ; il faisait asseoir Leonora sur la pierre où Dante s’asseyait le soir ; il l’arrêtait devant les maisons où le génie a habité : et s’efforçait de lui faire voir l’homme et comprendre l’œuvre : Galilée et l’inquisition, Machiavel et les Médicis, Cellini et les artistes bandits. L’effet de ces tableaux de passions extrêmes déroulés devant des yeux trop mutins encore pour les saisir, fut cependant l’éclosion d’une indifférence devant le mal, rare chez une enfant.

Leonora revenait de ces promenades la tête bourdonnante ; sans comprendre, elle s’intéressait à cette lanterne magique parlée, à ce cours d’histoire à la Carlysle impressionnant par le feu et la mimique gesticulante du vieillard qui faisait passer, dans l’essoufflement de sa narration, les passions furieuses de la Renaissance. La féerie de l’enthousiasme florentin transposait ces aventures mauvaises en contes de fée ; et ce furent là, les seuls qu’elle connut.

Dans ce fourmillement d’images, ce qui frappa l’esprit de Leonora, ce fut l’implacabilité de l’orgueil chez tous ces condottieri couronnés de génie ou de vice, que