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le vice suprême

— « Parce que j’ai consolé Amidei ; tu l’affoles, ce pauvre garçon. Vendredi, j’allai voir le vieux Strozzi, je trouvai Amidei seul, et triste à faire peine. Il se plaignait de toi, je le raisonnai, il ne m’écouta pas. Alors, par pitié, je l’embrassai, il m’embrassa ; je lui rendis son baiser, il me le rerendit… Tu ne m’en veux pas ? »

— « Oh ! du tout, » fit Leonora froissée dans son orgueil. « Seulement, si tu commences à consoler déjà… il a fallu que tu offrisses tes consolations bien vivement, car il est timide… Et après ? »

— « Te voilà bien, toi, » s’écria Bianca, « tu as l’air de t’indigner, et tu prends plaisir à entendre dire… »

Elles se boudaient, silencieuses. Par le balcon resté ouvert, les sèves du parc entraient dans la chambre odorantes et fiévreuses. Un rayon de lune barrait d’argent le pied du lit.

— « Tu m’en veux, dis, » soupira Bianca en prenant son amie dans ses bras, et l’amadouant de caresses dont l’une s’égara. Cela n’eut pas la durée d’un des éclairs de chaleur qui sillonnaient le ciel en ce moment, mais Léonora se précipita du lit. À cette première morsure du serpent de la chair, elle s’effara comme devant une déchéance. Elle eut soudain la perception anticipée des tentations prochaines, des obsessions charnelles, de la lutte douloureuse de la volonté avec les instincts ; et la fière jeune fille pleura des larmes de colère, en sentant la Bête naître en elle.

Un geste de hasard et d’une seconde ; et c’en était fait de la pureté de ses sens.

La triste loi du corps lui apparut, jamais abrogée, difficile à éluder ; et de son orgueil saignant, une tristesse infinie s’étendit sur sa pensée.

Elle se souvint de ce mot de Sarkis :

« Ce qu’il y a de plus beau, après une âme sans faiblesse, c’est un corps sans désir. »