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le vice suprême

— « Oh ! » fit le prince avec un mauvais rire : « je me suis désaltéré sur les lèvres d’un ange d’une soif de ruisseau. »

— « Un ange ! non pas ! » dit Leonora, « un ange se soumettrait, se résignerait ; un ange ne comprendrait pas… »

Elle se tut, un pli au front, regardant un Sposalizio du Garofalo.

— « Alors… » dit le prince, qui par contenance piquait une tranche d’ananas. « vous croyez que cela se passera ainsi ! »

Et il se dressa brusquement les deux poings sur la table.

Leonora aussi se leva et ses longs doigts arqués fripant la nappe, elle fixa ses yeux de mer sur les yeux gris de son époux.

Immobiles et fiévreux, les lèvres fermées, la narine frémissante, penchés l’un vers l’autre, ils se regardaient comme on s’égorge. La lutte fut effroyable entre ces deux volontés, ces deux fluides ; lutte magnétique qui devait mettre le vaincu à la merci du vainqueur. Une sueur froide d’agonie coulait de leur visage, dont les traits se crispaient dans un grand effort des nerfs optiques. Dix minutes durant ils se fascinèrent, les yeux rivés aux yeux. Tout à coup le prince chancela et baissa les siens.

— « Soit ! » dit-il avec la terrible rage blanche des hautes classes et il fit une fausse sortie. Sur le pas de la porte, il se retourna.

Leonora, dans la même pose, le tenait sous son regard : il sortit alors, Elle éclata d’un rire strident, dont les trilles saccadées accompagnèrent la fuite du prince à travers les appartements.