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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. » « L’esprit d’imitation, dit-il ailleurs, lui a toujours paru le fléau de l’art : quand vous viendrez à bout de calquer exactement un homme de génie, il vous manquera toujours son originalité, c’est-à-dire son génie. » Parmi tous les poètes de l’Angleterre et de l’Allemagne, Shakespeare est le seul qui ait eu sur lui quelque influence, et il déclare ne vouloir pas plus être le reflet de Shakespeare que l’écho de Racine. Quant à la langue allemande, elle lui est entièrement étrangère. D’ailleurs, ce n’est pas de ce côté qu’il se sent attiré. « Sans méconnaître la grande poésie du Nord, dit-il lui-même, il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. » Dans toute la première partie de sa carrière, ses poètes de prédilection sont italiens ou espagnols ; il s’inspire du Romancero, il appelle Virgile et Dante ses maîtres, et c’est en Espagne qu’il place cette ville du moyen âge à laquelle il souhaite qu’on puisse comparer un jour la littérature française.

Si notre poésie romantique offre de nombreuses ressemblances avec celle de l’Angleterre et de l’Allemagne, ce n’est pas un résultat de l’imitation, c’est plutôt l’effet de causes analogues qui agirent simultanément chez les trois peuples. Avec Rousseau et Diderot, la France a même, sur bien des points, devancé ses voisins ; mais les modèles immortels que lui a légués notre grande période classique la retiennent dans l’attachement aux traditions nationales. L’Angleterre et l’Allemagne ont depuis longtemps secoué le joug, que nous hésitons encore à rompre avec un glorieux passé pour nous lancer dans des voies inconnues. Pendant que la Révolution bouleverse notre régime social, pendant que les guerres de l’Empire épuisent notre activité sur les champs de bataille, les deux littératures voisines ont déjà produit les chefs-d’œuvre d’un art nouveau, et, quand la France revient à elle-même, elle poursuit, encouragée par leur exemple, cette régénération poétique qu’elle avait été la première à préparer, mais elle la poursuit en restant fidèle