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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

six du rouge, deux du jaune, deux du vert. Que l’on compare à celle indigence la richesse de Chateaubriand, la profusion de Théophile Gautier ! Dans le monde des foi mes comme dans celui des tons, dans tout le domaine de la vie sensible, nous saisissons des particularités et des nuances qui échappaient aux classiques, et nous les notons par des mots qu’ils n’eussent point admis.

Une règle capitale des anciens rhéteurs, Buffon la formule expressément, était de nommer les choses par les termes les plus généraux. Le terme particulier avait le tort de faire naître dans l’esprit des images familières, entachées de vulgarité, tandis que le terme général, idéalisant pour ainsi dire la sensation, laissait au style toute sa noblesse. Les grands écrivains du xviie siècle choquèrent plus d’une fois le goût des puristes. Racine s’entendit reprocher ses chiens, si dévorants qu’ils fussent, et ceux qui admiraient la hardiesse du poète confessaient par cette admiration même ce qu’un tel mot avait de peu conforme aux bienséances du siècle. Les susceptibilités classiques ne firent que renchérir jusqu’à l’avènement du romantisme. L’abstraction enveloppa notre langue d’une brume qui en estompait tout relief. Plus de ces expressions crues et nues dans lesquelles se peignent les objets ; plus de caractère, plus de physionomie : un fond neutre, sur lequel ne s’accuse aucun trait. Rivarol, quoiqu’un des premiers à sentir la nécessité d’une rénovation, regrette que Voltaire, dans sa satire du Pauvre Diable, ait nommé le « cordonnier » ; un traducteur de Pindare, n’osant prononcer le mot coq, qui « suffirait à gâter la plus belle ode du monde », se tire d’affaire en parlant de cet « oiseau domestique dont le chant annonce le jour et qui n’a que son pailler pour théâtre de ses exploits ». Encore sous la Restauration, c’est une témérité que d’introduire dans un alexandrin certains noms les plus illustres de notre histoire : une tragédie dont l’héroïne est Jeanne d’Arc, l’appelle la bergère, puis la guerrière, enfin la captive, mais n’ose pas une seule fois l’appeler Jeanne. L’auteur de Marie Stuart, Lebrun, ayant à faire entrer dans