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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

piquants, son talent de dramatiser la chanson, d’enchâsser dans le cadre dont il dispose une scène animée et expressive.

Les qualités du poète cachaient aux yeux de ses contemporains des défauts que le temps a de plus en plus accusés, et qui cacheraient plutôt à nos yeux ses plus réels mérites. Nous ne lui reprocherons pas seulement des réminiscences mythologiques bien déplacées, son vernis de fausse noblesse, son faible pour la périphrase, toutes les traces du goût pseudo-classique qu’offre un style dont les grâces ont bien vieilli. Le labeur même de l’écrivain et du versificateur nuit à Béranger. Son extrême concision l’empêche d’être précis. Il a quelque chose de dur et de rocailleux. Sa phrase est trop dense : il ne se contente pas de la serrer, il l’opprime ; elle a des fronçures et comme des crispations, elle paraît à la fois bourrée et étriquée. La conduite des pièces, toujours ingénieuse, sent trop souvent le procédé ; nous saisissons à la lecture tout ce qu’il y à de contraint, parfois de décousu, dans cette composition industrieuse et pénible.

Quant à l’esprit même de son œuvre, une sentimentalité banale, une philosophie terre à terre, de la solennité sans élévation et de la pompe sans grandeur, quelque chose de convenu et de faux dès qu’il ennoblit ses visées, un penchant à la grivoiserie qui se marque jusque dans les inspirations les plus fraîches ou les plus hautes : c’est assez pour que la postérité refuse d’égaler son nom à celui des grands poètes dont il fut le contemporain. Ce « vilain très vilain » n’a d’ailleurs rien de commun avec les chevaliers du romantisme. Quel rapport entre la nature grandiose et mystérieuse qu’ils chantent, et les tableaux de banlieue que lui-même accroche à ses refrains ? Entre l’idéale Elvire et cette brave fille de Lisette ? Entre l’indulgence béate du Dieu des bonnes gens, ce sempiternel bénisseur, ce bon Dieu qui est un bon diable, et l’auguste, la redoutable, la rayonnante majesté du Jehovah romantique ? Le chansonnier reste complètement étranger au mouvement qui régénère l’âme même de notre poésie. Non seulement nous ne l’égalons