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LE LYRISME ROMANTIQUE.

tence, il s’enivre de rêveries et d’extases ; il tente une fuite sublime vers des mondes inconnus : c’est le penseur, c’est l’artiste, c’est le poète, c’est Alfred de Vigny peint par lui-même.

Sa solitude est « sainte ». Mais qui la consolera ? Sera-ce du moins le génie ? Hélas ! cette couronne est faite d’épines. Moïse, élu mais victime de Dieu, soupire après le sommeil de la terre. Le poète s’adresse à la Gloire, il lui demande de rendre son nom éternel. Et la Gloire répond :

Tremble, si je t’immortalise ;
J’immorlalise le Malheur.

Pessimisme universel ! Deux mots ne cesseront jamais d’exprimer notre destinée de doute et de douleur : Pourquoi et hélas ! Alfred de Vigny s’en prend à la nature, aux hommes et à Dieu. La nature ? Elle t’attend, ô poète ; viens sous le toit du berger. Et le poète : « Non, je la connais trop pour n’en avoir pas peur. Ne me laisse jamais seul avec elle. La nature n’entend ni nos cris ni nos soupirs ; on la dit mère, elle est une tombe. » Les hommes ? Oui, sans doute, le poète aime la majesté des souffrances humaines ; il voudrait répandre hors de lui ses trésors de tendresse et de dévouement. Mais comment le traite la société ? Il voit le Tasse n’ayant pas de chandelle pour écrire, Milton vendant dix livres le Paradis perdu, Camoëns recevant l’aumône d’un esclave qui mendie pour lui. Gilbert est mort à l’hôpital. Chatterton s’est suicidé, André est monté sur l’échafaud. Mourir n’est rien ; vous mourez sans avoir été compris. Vous écrivez vos vers dans le recueillement, ils seront lus à la promenade, au café, en calèche. La sensibilité du poète s’exaspère ; elle frémit des dégoûts du monde, elle souffre d’autant plus qu’elle est plus délicate. Il lui reste Dieu. Quoi ? le Dieu qui s’enivre des vapeurs du sang, qui présente à la hache de Jephté sa propre fille, qui fait périr dans les eaux le juste avec le méchant ? Ce Dieu, tant de victimes innocentes élèvent la voix contre lui ! Dans le jardin des Oliviers, Jésus, triste jusqu’à la mort, appelle