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LE LYRISME ROMANTIQUE.

l’on sent les reprises et les sutures. La composition en est fragmentaire, parfois étriquée. Il y a des morceaux faits d’avance ou du moins à part. C’est une admirable mosaïque de pierres polies et limées à loisir. Ainsi s’expliquent les défauts de suite et de conduite : Eloa elle-même offre des lacunes et jusqu’à des incohérences. Ainsi s’expliquent encore les nombreuses obscurités qui arrêtent et troublent l’esprit : il est bien peu de pièces dont la teneur soit régulière d’un bout à l’autre, dont le sens soit toujours clair et saisissable sans effort.

Aux obscurités de détail joignons celles de la pensée générale. Pourquoi le Somnambule est-il placé dans le Livre homérique ? Que signifient les Amants de Montmorency ? Le Masque de Fer, la Flûte, offrent-ils une idée bien nette ? Sans l’épigraphe, le Déluge lui-même ne nous laisserait-t-il pas quelque incertitude ? Ce défaut tient aux procédés de composition. L’idée a séjourné si longtemps dans l’esprit du poète, elle a été tournée et retournée en tant de sens, qu’elle perd à la longue sa franchise et sa simplicité primitives. D’ailleurs, Alfred de Vigny ne répugne pas à quelque obscurité : il croit que ce qui est clair de soi-même risque trop d’être banal, et il a le banal en horreur. Sa délicatesse l’incline à la subtilité ; il ne hait tant le convenu que pour tomber souvent dans l’artificiel et le précieux.

On a loué chez lui le penseur aux dépens de l’artiste. Lui-même s’est complu volontiers dans certaines prétentions philosophiques et politiques. On devine à qui il fait allusion quand il parle de ces poètes qui « ont aimé par-dessus tout à renfermer dans leurs compositions l’examen des questions sociales et des doctrines psychologiques et spiritualistes ». S’il se lient d’abord à l’écart du théâtre, c’est qu’il trouve l’art de la scène » trop borné pour les développements philosophiques » ; s’il finit par écrire un drame, c’est « pour faire entendre ses idées ». Durant une lente incubation, il a remué en lui bien des choses, et il croit les retrouver toutes dans une pièce de quelques vers. « S’il osait, a dit Sainte-Beuve, il écrirait Poème épique en tête d’un sonnet. »