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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

en entrant dans la vie, sur une longue trace d’ennuis et de déboires ; il y a vécu, il y a vieilli avant l’âge ; il a le malheur de ne pouvoir être jeune. Chez ce disciple des physiologistes, la desséchante analyse a tari prématurément toute féconde inspiration. D’autres sont emportés par un aigle ; il est rongé par un vautour. Sa Muse n’est ni l’odalisque brillante, ni la vermeille péri, ni la fée aux ailes blanches et bleues : chétive et minable, la voilà, dans un fond, sous l’arbre mort, près du rocher où pleure une bruyère ; elle lave un linge usé, et, dès qu’elle chante, une toux déchirante la prend à la gorge. De la nature il ne connaît que les plus mornes aspects : à la nuit tombante, il se promène le long de murs noirs ou de haies mal closes qui laissent voir çà et là l’ignoble verdure des jardins potagers ; plus loin, ce sont des sentiers poudreux, des arbres rabougris, de pierreuses jachères, paysage fait à souhait pour s’accorder avec un insipide et grisâtre ennui. Son cœur n’est pas capable d’aimer. Il lui manque la flamme de la jeunesse, la foi dans l’idéal, la candeur du sentiment. Dupe de son désir, il le prend pour de l’amour, mais, quand la jouissance est tarie, avant qu’elle ne renaisse, oh ! que l’amour est loin ! La volupté elle-même lui échappe. Il rêve et oublie de jouir. Les plaisirs de la nuit sont déjà corrompus par la pensée de la lassitude impuissante, du plat et lâche dégoût que lui réserve le lendemain. Il cueille le fruit doré, il le porte à sa bouche ; il mord dans la cendre et dans la pourriture. Veuve de toute consolation aussi bien que de tout espoir, l’âme du poète se couche dans sa tristesse comme dans un linceul. Elle aspire au suicide. Voici une étroite et longue vallée, au fond de laquelle coule un monotone ruisseau : il s’assied au bord, il regarde, il songe, et, quand « il sent ses esprits au complet », il descend dans l’eau, il s’y noie doucement, non pas sous le coup d’un désespoir soudain, mais sans trouble et sans fracas, parce qu’il trouve la vie amère, et que la mort le guérira de la vie.

Joseph Delorme s’est pourtant survécu. Un an après le sui-