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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

pas à se draper dans ce suaire. Son ambition d’artiste est de noter avec une exactitude pénétrante ce que la nature et le cœur humain ont de plus délicat, de plus curieusement nuancé. Il exprime au vif et d’un ton franc bien des détails pittoresques et intimes auxquels ses aînés n’étaient pas descendus. Il ne demande pas à la poésie les riches horizons et les larges perspectives, il se plaît aux sentiers étroits, voilés d’ombre, furtivement détournés. Les Consolations attestent « un progrès poétique dans la même mesure qu’un progrès moral » ; mais le poète n’a pourtant pas quitté sa première route. C’est presque toujours de la vie privée qu’il part. Un incident domestique, une causerie familière, une lecture, voilà le premier thème de l’inspiration. S’il vise à plus de hauteur, il ne fait que « mener à fin son procédé ». Dans les Pensées d’août, il rêve une alliance nouvelle entre la poésie et la sagesse ; il veut porter le plus d’élévation possible dans le réel, « Monsieur Jean », par exemple, est une sorte de Jocelyn bourgeois. Comme les vers de Joseph Delorme célébraient des infortunes obscures, les Pensées d’août chantent d’humbles fidélités, des dévouements sans gloire, des charités qui se dérobent, de silencieuses vertus. Et sa manière d’artiste est en intime accord avec de tels sujets. Il évite tout ce qui brille ; il fuit l’éloquence par crainte de la rhétorique ; il s’interdit jusqu’à la période ; il disloque son rythme ; il répugne à toute indiscrète sonorité ; il s’est fait une langue ingénieuse et déliée, pleine de finesses, d’ambages et comme de pièges, éminemment propre à rendre les impressions de son âme enveloppée et subtile.

Lui-même se compare avec l’hirondelle prise à la glu qui ne peut suivre le vol de ses compagnes vers les climats chauds, et qui doit subir la saison de détresse et la cage de fer. Il manque à Sainte-Beuve l’essor, le souffle, l’envergure. Si l’élaboration féconde chez lui l’idée poétique, c’est en la raffinant. La veine ne s’épanche pas, elle se cristallise. Sa Muse est insinuante, tatillonne, louche dans la tristesse et souffreteuse jusque dans la joie. Venus à force d’art et de vouloir, ses vers n’ont été ni colorés par le soleil, ni rafraî-