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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

du poète, ensuite à les choisir, ce qui est son art et son plus précieux don. Nul n’a su plus à fond que lui toutes les ressources du vocabulaire et ne les a plus habilement mises en œuvre. À ses yeux « l’écrivain qui ne savait pas tout dire, celui qu’une idée, si étrange, si subtile qu’on la supposât, si imprévue, tombant comme une pierre de la lune, prenait au dépourvu et sans matériel pour lui donner corps, n’était pas un écrivain ». Le premier conseil qu’il adressât aux jeunes poètes, c’était de lire toute espèce de lexiques. Il considérait les vocables comme ayant une valeur propre indépendamment de l’idée qu’ils expriment. Si ses manuscrits ne sont jamais ponctués, c’est qu’il voulait qu’aucun signe indiscret n’altérât pour son œil la forme même des mots. Les mots, il les compare à des pierres précieuses que taillera l’orfèvre. Il les aime pour eux-mêmes, pour leur figure, pour leur sonorité, pour leur nuance. « Des mots rayonnants, des mots de lumière, avec un rythme et une musique, voilà, disait-il, ce qu’est la poésie. » Lorsque de nos jours l’école « décadente » ou « symboliste » assemblera des vocables groupés moins d’après leur valeur logique qu’en vue de leur effet musical et pittoresque, c’est de lui qu’elle pourra se réclamer comme d’un ancêtre.

Son adoration de la forme mena Gautier à la théorie de l’art pour l’art, fort ancienne d’ailleurs et qu’avaient déjà professée nos poètes du xviie siècle, mais qu’il renouvela par la manière insolente et systématique dont il la présentait. Insoucieux de tout ce qui n’est pas l’art, il ramène l’art à la forme ; il prétend que la forme se suffit à elle-même et en conclut que, si l’artiste a besoin d’une matière, cette matière importe uniquement par sa valeur esthétique. Le sujet est, d’après lui, « une chose parfaitement indifférente aux peintres de pure race », et ce qu’il dit en propres termes de la peinture, il le pense de la poésie. Mais, si les « motifs » en eux-mêmes sont indifférents, l’artiste, tel qu’il le conçoit, devra préférer ceux qui lui permettront le mieux de déployer sa virtuosité : de là, cette tendance, de plus en plus accusée, à réduire la matière au minimum