Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

souffrances d’un individu ? Le seul homme qui soit en scène, c’est le roi, non pas un individu, mais la personnification même de l’État. Une règle universelle domine l’existence : agir et parler comme tout le monde, c’est-à-dire comme l’élite rare et précieuse qui donne le ton. Se distinguer des autres est une marque d’outrecuidance ou d’incivilité. Il faut que la vertu même se plie aux conventions et s’assujettisse aux tyrannies de l’usage, sous peine d’être livrée, dans la personne d’Alceste, à la risée des honnêtes gens.

Si la vie personnelle est étouffée par le monde, la vie domestique, les intimités de la famille, les affections simples et pures du foyer, ne sauraient échapper au dédain aristocratique de la société contemporaine. Les époux usent entre eux d’un froid cérémonial. Bien plus, ils se piquent de ne pas vivre ensemble : l’amour conjugal passe pour un sentiment bourgeois, dont il faut laisser le ridicule aux petites gens. Le monde voit d’un mauvais œil ceux qui ne se livrent pas entièrement à lui : c’est lui faire tort que de réserver pour soi ou les siens une portion de sa personne ; chacun se doit à tous ; il faut, pour cette existence de parade, avoir le cœur libre de toute tendresse absorbante aussi bien que l’esprit de tout importun tracas. Les enfants sont presque des étrangers pour leurs parents : ils leur parlent à peine, n’en reçoivent que de rares et froides caresses, ont pour eux une cérémonieuse déférence où la crainte a plus de part que l’amour. Le père tient son fils à distance, le confie aux mains d’un gouverneur, se protège par une jalouse étiquette contre les démonstrations gênantes. Il semble, dans le cercle de la société noble, que les affections naturelles soient entachées de vulgarité. L’homme ne doit d’ailleurs y montrer que ce dont il peut faire jouir une réunion d’honnêtes gens, les charmes de son esprit, les grâces de sa conversation, l’élégance de son costume et de ses manières. Tout ce qui rappelle, même de loin, les trivialités rebutantes du ménage, est exclu soit de la vie, soit de l’art. On passe son amour conjugal à