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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

ce n’est qu’une tragédie à dénouement heureux. D’ailleurs, Corneille n’en fait guère, et Racine n’en a pas une sur la conscience. Les héros tragiques ne rient jamais ; ils ne sourient même pas ; on ne nous les présente qu’en des circonstances où leur noblesse est sûre de ne pas déroger. Il y a témérité pour Racine à cacher Néron derrière une tapisserie, quoiqu’elle ne le dérobe pas moins au public qu’à Britannicus.

Abstraire le tragique du comique, c’est une convention, et, si cette convention avait été, dans notre époque classique, parfaitement appropriée au milieu contemporain, elle ne s’accorde plus avec la société démocratique que la Révolution substitue à l’ancien régime. Moins polie, moins délicate, plus mêlée au tumulte de la vie, cette société devait enfanter un théâtre qui serrerait la réalité de plus près, qui l’exprimerait plus complètement et plus à vif, qui mêlerait le laid au beau et le plaisant au sérieux comme les mêle la nature elle-même. C’est justement cette fusion de la comédie et de la tragédie qui produisit le drame romantique. Le drame a pour caractère le réel, et le réel, selon les novateurs de 1830, n’est autre chose que la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui doivent se croiser au théâtre comme dans l’existence humaine, dont le théâtre est la fidèle reproduction. L’auteur de Hernani, prie « les personnes que son ouvrage a pu choquer » de relire Molière et Corneille : compléter l’un par l’autre « ces deux grands et admirables poètes », telle est la prétention caractéristique du drame.

Le grotesque et le sublime, traités chacun à part, laissaient entre eux le réel et n’engendraient l’un et l’autre que des abstractions, ici « des abstractions de vices et de ridicules », là « des abstractions de crimes et de vertus ». Les héros classiques ne vivent pas d’une vie complète. Ils n’ont de corps que ce qu’il en faut pour nous rendre leur âme sensible. Ils ignorent toute nécessité matérielle, toute douleur physique, toute lassitude. Lorsque Mithridate vient de recevoir une mortelle blessure, on l’apporte sur le théâtre,