Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
176
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

même comme une sorte de force anonyme, mais tel ou tel individu dont elle modifie le caractère. Et cet individu, ils le représenteront tout entier dans sa réalité multiple et complexe. Tandis que l’art classique opprimait la nature, leur art ne visera qu’à la rendre en se confondant avec elle.

Les personnages tragiques vivent dans un monde idéal. Comme ils ne sont d’aucun temps ni d’aucun pays, le poète se garde de prêter au milieu qui les entoure rien de précis et de déterminé. Ce ne sont pas des Grecs ou des Romains que la tragédie représente, mais des entités logiques qui n’ont ni date dans la durée ni lieu dans l’espace. Plus la scène est neutre, mieux elle s’accorde avec le caractère tout abstrait de la tragédie. Qu’importent le temps et le lieu où l’action se passe, si les héros sont de purs esprits sur qui ni le lieu ni le temps ne sauraient exercer aucune influence ?

Substituant aux figures idéales de l’art tragique des hommes qui vivent d’une existence individuelle et concrète, le romantisme devait être nécessairement amené à déterminer leur physionomie par une foule de détails locaux et contingents. C’est au nom de la vérité universelle que les classiques répudiaient la couleur des temps et des lieux ; c’est au nom de la réalité particulière que les romantiques la recherchent. « On commence, dit Victor Hugo dans sa préface de Cromwell, à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. » Faut-il penser que nos poètes du xviie siècle ne l’avaient pas compris ? C’est justement par répugnance pour le « réel » qu’ils faisaient aussi bon marché de la couleur locale. Avec les romantiques, l’histoire prend possession du théâtre. Les tragiques du xviie siècle avaient été des moralistes ; ceux du xixe se transforment en historiens. Pour les premiers, ce qui compte dans l’homme, c’est ce qu’il a de généralement humain ; les autres veulent au contraire diversifier la vérité morale par la vérité historique. Si le fond même de notre nature ne varie guère, le drame ne doit pas seulement représenter ce fond permanent ; toutes les différences qui se rapportent à la race, au siècle, au milieu, relèvent de son