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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

les formes élémentaires de la vie humaine dans des sociétés jeunes et simples, ou bien encore de représenter des intelligences pures, des entités morales, se mouvant dans une atmosphère toute d’abstraction. Le nouveau drame prétend mettre en scène la vie historique ; or l’histoire, dès que l’on quitte l’antiquité légendaire où nos poètes classiques allaient chercher la plupart de leurs sujets, est peuplée de figures complexes, singulières, individuellement caractéristiques, qui ne sauraient tenir dans le cadre étroit d’une tragédie. Victor Hugo débute par Cromwell, et chaque acte de cette pièce est plus étendu que toute une tragédie de Racine. Le poète demande une soirée entière « pour dérouler un peu largement un homme d’élite, une époque de crise » : c’est parce qu’il veut peindre cet homme dans tous les contrastes de sa nature, c’est parce qu’il veut exprimer cette époque, non par quelques traits généraux, mais dans le détail de ses multiples aspects. Une scène large et profonde, une « foule » de personnages, une action « multiforme », paraissent aux réformateurs de 1830 les conditions indispensables de ce drame qu’ils veulent substituer à la tragédie comme le tableau même de la vie humaine aux conventions d’un art trop exclusif et trop idéaliste pour s’accorder jamais avec la nature.

À la théorie classique, en vertu de laquelle notre tragédie peint ce qu’il y a chez l’homme d’« humanité » impersonnelle et constante, répondait un style abstrait, général, psychologique, dont la noblesse ne rachète pas ce qui lui manque en couleur, en relief, et, pour ainsi dire, en réalité sensible. Il fallait au romantisme dramatique le vocabulaire tout entier pour exprimer la vie tout entière. Puisque le drame nous présente non plus de purs esprits uniquement occupés de s’analyser, mais des personnages réels jetés corps et âme dans le tumulte du monde, les scrupules de la tragédie ne sont plus de mise. Toute l’histoire, toute l’existence humaine, toute la nature matérielle, entrant dans le drame, y font pénétrer une armée de termes nouveaux, qui eussent