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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

comme reine, vraie comme femme ». Celle vision rationnelle du sujet mène naturellement à l’abstraction. Toute l’activité des personnages a pour but marqué par avance de réaliser une « idée », une « pensée » du poète. Ce n’est plus un développement de caractères, c’est la déduction d’une thèse. Le génie de Victor Hugo se plaît à heurter des disparates dans la même figure, et il évite par là le vice de la tragédie classique, qui réduit un personnage à un sentiment. Mais ces disparates forment un tout bien artificiel ; et n’est-ce pas aussi fausser la nature humaine que d’en accuser si violemment les contrastes ?

Les défauts que nous reprochons à Victor Hugo sont corrigés chez lui, soit par son intelligence profonde de l’histoire, à laquelle il emprunte des traits de réalité locale, des teintes justes et franches, une décoration qui, dans sa vivacité pittoresque, donne au drame la couleur de la vie, soit par son art de combiner les incidents dramatiques, par la vigueur avec laquelle il pousse ses personnages, par son entente de la scène, par toutes ces qualités de facture qu’on appelle d’un seul mot le don du théâtre. Chez Alfred de Vigny, ces défauts sont bien plus sensibles, et les mêmes qualités ne les rachètent pas.

Il semblait que l’auteur d’Eloa, artiste discret et timide, ne dût jamais se hasarder sur le théâtre. Ce fut lui, pourtant, qui descendit le premier dans cette arène. Le drame qu’il fit jouer avant Hernani n’était, à la vérité, qu’une traduction. De ceux qui suivirent, un seul réussit franchement, Chatterton, pièce touchante, mais qui n’est, selon l’expression de Sainte-Beuve, que l’analyse d’une « maladie littéraire ». N’y cherchons pas une large peinture de l’homme. L’art délicat de Vigny a personnifié admirablement sur la scène le type du poète blessé par les mesquineries et les vulgarités du milieu contemporain ; mais, comme il le dit, « Chatterlon n’était qu’un nom d’homme, le poète était tout pour lui ». Et nous pouvons ajouter que ce poète était l’auteur du drame.