Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
197
L’HISTOIRE.

individuelles contre la loi sociale, voilà ce qui avait séduit l’auteur quand il conçut le sujet et le plan de son ouvrage, voilà ce qu’il cherche à peindre. Et, pour atteindre cette réalité expressive à laquelle il vise, il s’adresse non seulement aux chroniques, aux chartes, aux papiers d’État, mais encore aux légendes, dans lesquelles l’altération des faits ne nuit pas à la vérité des tableaux, et même aux poésies contemporaines, d’où il tire sans scrupule des traits de couleur locale. De là, le mouvement, l’animation, la vivacité saisissante de ces récits ; de là, le vigoureux relief de ces personnages que rend à la vie l’art du narrateur et du peintre servi par une sagace érudition.

Son imagination et sa sensibilité font d’Augustin Thierry comme le contemporain des aïeux. Il s’associe intimement à leurs joies et à leurs tristesses. « Toutes les fois, dit-il, qu’un personnage ou un événement me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire.  » Pendant que sa main feuillette les pages des chroniqueurs, il n’a aucune conscience de ce qui se passe à ses côtés, il ne voit que les apparitions évoquées en lui par sa lecture. Promenant sa pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, il ressemble au voyageur passionné devant lequel s’ouvre enfin le pays qu’il a longtemps souhaité de voir et que lui ont si souvent montré ses rêves. Autour de lui s’amoncellent les documents couverts de poussière. Il y retrouve, ensevelie depuis tant de siècles, la vraie histoire nationale, celle où l’on sent battre le cœur des peuples. Ici, c’est la civilisation gallo-romaine réagissant contre la barbarie franke, avec le contraste des mœurs, le conflit des races, la mêlée des passions qui se heurtent. Là, ce sont les Bretons, chantant sur leur harpe l’éternelle attente du retour d’Arthur ; les Normands, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage ou comptant par têtes les familles comme un bétail ; les Saxons, regardant d’un œil sombre l’étranger s’asseoir en maître à leur foyer, ou se réfugiant au fond des bois pour y vivre comme les loups. Augustin Thierry a le premier