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L’HISTOIRE.

à amoindrir celle des faits. Mais ces faits et ces documents se transforment dans son esprit en images expressives et colorées, en éblouissantes apparitions. D’autres procèdent par une patiente analyse, entrent peu à peu dans l’intelligence des choses et des hommes, n’embrassent un ensemble que par la patiente juxtaposition des parties qui le constituent : Michelet a le génie de l’intuition ; il voit à plein et d’un seul coup d’œil, comme à la lueur d’un éclair, tout un personnage, tout un peuple, toute une époque historique.

Sa vocation fut précoce. Il en avait déjà le sentiment intime lorsque, « dans ce Musée des monuments français, si malheureusement détruit », il recevait ce que lui-même appelle » la vive impression de l’histoire ». « Je remplissais, dit-il, ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans terreur que j’entrais sous les voûtes où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde. » Il y avait en germe dans cet enfant nerveux et halluciné le futur visionnaire qui fit de l’histoire une résurrection. Aucun artiste (c’est un nom qu’il aimait à se donner) n’a eu au même degré le sentiment de la vie, non pas seulement de la vie individuelle, mais aussi d’une vie collective que son goût des personnifications symboliques prête aux races, aux siècles, aux grandes idées de progrès, de justice, d’amour fraternel. Chez d’autres l’imagination est plus volontaire et plus impérieuse ; chez aucun elle n’est aussi souple, aussi spontanée. Imaginer, c’est pour ainsi dire la fonction normale de son esprit. Il ne saisit bien les idées qu’en les convertissant en images, ou plutôt c’est sous la forme d’images qu’elles entrent dans son cerveau. Les symboles qu’il conçoit sont, non pas de froides entités, mais de vrais personnages dont il se représente avec une vivacité prestigieuse soit les formes concrètes, soit les instincts et les sentiments. Il doit à son imagination le don de voir et de faire voir ; il lui doit la faculté de revêtir tour à tour les personnalités et les existences les plus diverses.

Cette imagination n’est pas en effet celle d’un artiste