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LA CRITIQUE.

Sa méthode est toute pratique. Elle n’a pas pris naissance chez lui sous la forme d’un système conçu d’ensemble ; il l’a tirée à mesure de ses expériences successives. Elle n’a rien d’une géométrie inflexible ; elle sait se modifier et se varier selon les sujets qu’elle traite. De là le reproche qu’on lui a si souvent fait d’être dépourvue de toute règle et d’aller à l’aventure. Sainte-Beuve s’est défendu contre ce reproche immérité, lorsqu’un esprit, non pas plus exact dans le fond, mais plus systématique dans la forme, eut condensé en propositions strictement déduites la méthode que lui-même avait toujours pratiquée en évitant une rigueur peu compatible avec la délicate et complexe science des esprits. Dès 1828 il indiquait les traits généraux d’une critique toute nouvelle, celle-là même qu’il appliqua sans se répéter jamais comme sans jamais se démentir jusqu’à la fin d’une carrière qui commençait à peine. Dans un article sur Corneille il insiste déjà sur ce qu’ont de délectable à la fois et de fécond en enseignements les biographies bien faites des grands écrivains ; non pas des notices exiguës et sèches, mais de larges, copieuses et parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres. Il voudrait qu’avec l’aide de telles biographies le critique pût entrer dans son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers, le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques, le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres. Il ne se borne pas à ces indications générales : marquant le vrai moment auquel il faut comprendre l’écrivain, le moment du premier chef-d’œuvre, il signale trois influences capitales à chacune desquelles sa part doit être faite : l’état général des lettres, l’éducation particulière que le poète a reçue, enfin le génie propre que lui a départi la nature. N’est-ce pas ébaucher déjà le plan de cette critique positive et « naturelle » qu’il précisera, qu’il serrera de plus en plus ?

Trente ans plus tard, Sainte-Beuve expose avec détail les règles qu’il a suivies dès le début, sans s’y asservir comme