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LA CRITIQUE.

qu’il ne cessa de suivre en la variant selon les sujets, et qu’il exposa sur le tard une fois pour toutes en réponse à ceux qui le considéraient comme un simple amuseur, à ceux aussi qui, le trouvant assez bon juge, lui reprochaient de juger sans code.

Être un disciple de Bacon lui paraît, dit-il, le besoin du temps et une excellente condition pour faire de la critique. La production de l’esprit n’est pas pour lui distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisme. L’étude littéraire le mène tout naturellement à l’étude morale, et, par suite, à l’étude physiologique. La science des caractères en est, dit-il, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces, elle en est au point où la botanique en était avant Jussieu, l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état pour ainsi dire anecdotique. Mais, tout en se bornant encore à amasser des observations de détail, elle découvre des liens, des rapports, des affinités nécessaires, et elle entrevoit le moment où pourront être connues et déterminées les grandes divisions naturelles qui répondent aux diverses familles d’esprits. Sainte-Beuve n’ignore point qu’on ne pourra jamais faire exactement pour l’homme comme pour les animaux ou pour les plantes ; il ne supprime pas dans l’être humain cette liberté morale qui suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Il avertit au besoin ceux qui seraient tentés de l’oublier que le problème est insoluble dans sa précision dernière, que le plus vif de l’homme échappera toujours à la science, qu’elle n’atteindra jamais cette étincelle du génie sur laquelle ses procédés les plus exacts ne sauraient avoir prise. Mais ce n’est pas une raison, si l’individualité propre du talent doit toujours se dérober à nous, pour ne pas continuer les observations et les analyses par lesquelles nous cernerons de plus près le problème.

En donnant à la critique une direction positive, n’allons pas d’ailleurs en faire une science sans tact spécial, que le premier venu pourrait appliquer à la seule condition d’en savoir les règles et d’en suivre exactement la méthode.