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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

Elle sera toujours un art qui demandera un artiste habile. La poésie ne veut être touchée que par un poète ; l’observation morale, elle aussi, exige un sens particulier, un don et comme une vocation naturelle.

C’est ce sens et ce don qui font de Sainte-Beuve le critique par excellence de notre siècle. On lui reproche de manquer d’enthousiasme : c’est le féliciter d’avoir rompu avec cette crilique banale qui remplace l’analyse par les points d’exclamation ; d’ailleurs, il a bien, lui aussi, sa note admirative, et nul du moins ne l’égale pour la délicate sensibilité des jouissances littéraires. On lui reproche de ne pas embrasser dans ses jugements l’individu tout entier ; c’est que les vues simples lui sont à bon droit suspectes. On lui reproche de prendre ses personnages par les petits côtés, de pousser la curiosité jusqu’à l’indiscrétion ; mais tel détail caractéristique, telle anecdote significative, telle « petite touche », nous en disent bien plus sur un homme que les généralités académiques et les plus imposantes « considérations ».

La défiance de l’absolu, la mobilité, la souplesse, tels sont les traits distinctifs de Sainte-Beuve, et ce sont aussi ceux du véritable esprit critique. L’esprit critique, Joseph Delorme le comparait déjà à une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres. « Tandis que la tour dédaigne le vallon, écrivait-il, et le vallon le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les comprend, les réfléchit. » Sainte-Beuve a tout compris et tout reflété. La première partie de sa carrière n’a été qu’une longue suite d’expériences. Il s’appelle lui-même l’esprit le plus rompu et le plus brisé aux métamorphoses. Il commence par la physiologie, devient le plus fervent disciple de Jouffroy, traverse l’école Saint-Simonienne, tourne au mysticisme catholique, se laisse captiver par le protestantisme austère de Vinet, revient enfin à son point de départ après avoir épuisé la série des apprentissages à travers lesquels l’entraînait « sa curiosité, son désir de tout voir, de tout regarder de près, son extrême plaisir à trouver le vrai