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LE ROMAN.

réalité, son aversion pour l’analyse. Ne cherchons dans les romans historiques ni des caractères exactement tracés, ni la justesse du ton, ni la vérité délicate et discrète des nuances. Ils ne nous donnent que bien rarement le tableau fidèle du temps et des milieux, presque toujours travestis, soit par légèreté, soit par ignorance, et faussés par la recherche de l’effet. Si l’action est intéressante, si les personnages vivent, si les passions s’expriment avec éloquence, nous consentons volontiers à fermer les yeux sur ce que le genre comporte inévitablement d’anachronisme dans les mœurs et dans les caractères aussi bien que dans le langage.

Cinq-Mars dut le succès à son action dramatique, à l’intérêt des figures qu’il met en scène, surtout à la beauté du style, au charme des descriptions, à l’exquise finesse des détails. Alfred de Vigny dénature les caractères historiques, et, pour mieux en accuser la physionomie, il outre les traits à plaisir. Ses héros, au tort de ne pas être ceux de l’histoire, ajoutent le défaut, plus grave encore, de ne pas être vraiment des hommes. Il les construit avec une idée. Richelieu représente l’ambition, de Thou est le type de l’ami. Les acteurs secondaires n’échappent à l’abstraction que pour s’accentuer en caricatures : le père Joseph et Laubardemont sont gratuitement vils et grotesques. Ce qui fait défaut à l’auteur, ce n’est pas la connaissance du temps auquel il emprunte son sujet : avant de commencer Cinq-Mars, il avait « lu à la lampe trois cents volumes et manuscrits ». Mais cette minutie d’informations lui a été plutôt nuisible. Préoccupé de ne perdre aucun des traits caractéristiques que lui avaient fournis ses lectures, il a dénaturé l’histoire en chargeant les personnages et en forçant le cadre naturel des faits. Ce lyrique méditatif n’avait d’ailleurs pas plus le sens de la réalité historique que celui de la réalité contemporaine. Dans Cinq-Mars, la poésie est toujours admirable, mais le roman est compassé, pénible, faux comme tableau d’histoire, et, qui pis est, sauf deux ou trois scènes épisodiques dans lesquelles l’art se concilie heureusement avec la nature, superficiel et factice comme œuvre de vérité humaine.