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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

qui lui manque, c’est le don de créer des hommes. Les détails ont toujours chez lui une exactitude minutieuse, mais ils ne forment pas un ensemble. Ce sont des traits qui, lorsqu’il y a entre eux convenance, se juxtaposent au lieu de se combiner, et qui, souvent en contradiction les uns avec les autres, forment alors une sorte de monstre hétéroclite. L’action de ses romans, toute décousue, se compose d’une série d’épisodes qui n’ont aucun centre commun, et les personnages, y dispersant à tort et à travers, y éparpillant leur individualité, sont des merveilles d’observation, mais non des êtres vivants.

Stendhal n’en a pas moins eu une grande influence sur le mouvement littéraire de notre époque. Dans la première partie du siècle, Mérimée et Balzac sont ses disciples ; dans la seconde, c’est de lui que se réclament ceux qui mènent campagne contre le romantisme. « J’aurai quelque succès, disait-il, vers 1860 ou 1880. » Une fois le règne de Chateaubriand fini, le sien commença. S’il ne fut pas artiste au sens élevé du mot, si, chez ce collectionneur d’observations psychologiques, l’analyse avait tué la faculté créatrice, il ne faut pas mesurer son action à la valeur intrinsèque de son œuvre. Les romans de Stendhal auraient beau être détestables (c’est le mot que Sainte-Beuve jetait aux admirateurs superstitieux), il n’en reste pas moins un de ces rares écrivains qui donnent le branle à l’esprit de leur temps. Il a réagi le premier contre ce qu’il y avait de faux et d’outré dans l’art romantique. Il a ramené le siècle sur le terrain de l’observation positive. Il a annoncé, il a préparé, en plein triomphe de l’art intuitif et visionnaire, la revanche de cette méthode « expérimentale » qui devait renouveler après lui toute notre littérature.

« Les idées de Stendhal sur les hommes et sur les choses, écrivait Mérimée, ont singulièrement déteint sur les miennes. » Il y avait d’ailleurs entre ces deux esprits des affinités qui leur prêtent un air de famille, en laissant à chacun d’eux sa physionomie bien distincte.