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LE ROMAN.

passion, et qu’il exagère jusqu’à la manie. Baudelaire s’étonnait déjà que la gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; le grand réaliste lui apparaît comme une sorte d’halluciné qui ne voit autour de lui qu’êtres extraordinaires et qu’aventures invraisemblables, qui prête sa propre stature à tous les acteurs de sa Comédie humaine, et chez lequel les portières mêmes doivent avoir du génie.

Ce goût du romanesque qui fait ressembler toute une partie de son œuvre aux plus étranges inventions des Eugène Sue ou des Frédéric Soulié, s’unit chez Balzac à un irrésistible penchant vers le merveilleux, le surnaturel, les sciences suspectes des thaumaturges. Il y a dans ce peintre de la réalité un disciple de Swedenborg, un adepte de Mesmer, presque une dupe de Cagliostro. Son esprit est plein de superstitions et de chimères. Il semble voir les choses à travers un songe. Aux prises dès le début avec les difficultés d’argent dont il ne sortit qu’à la veille de sa mort, toute son existence se passe soit à rêver la fortune, soit à la poursuivre par des entreprises dans lesquelles l’homme d’affaires est toujours victime du poète et du voyant. Il vit dans un monde fantastique. Il a le vertige de sa propre imagination.

Si Balzac n’en mérite pas moins le nom de réaliste, c’est surtout parce qu’il a peint de préférence ce que l’humanité offre de vilain et de trivial. Lui-même disait à George Sand : « Les êtres vulgaires m’intéressent plus qu’ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise, en sens inverse, dans leur laideur ou dans leur bêtise. » Ces êtres vulgaires que Balzac affectionne, il leur donne « des proportions effrayantes ou grotesques ». Or l’exagération du mal, nous sommes ainsi faits, trouve notre crédulité beaucoup plus accommodante que celle du bien. C’est de la sorte que le mot réalisme, détourné de son vrai sens, s’applique à des œuvres d’idéalisation forcenée, pourvu qu’elles idéalisent l’homme dans sa perversité ou dans sa sottise. Le réalisme contient sans doute une théorie spéciale de l’art ; mais il y a avant tout dans celui de Balzac une con-