Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

ception particulière de l’homme et du monde, une philosophie directement opposée à celle dont s’inspirait l’école idéaliste.

Le mysticisme occulte de Balzac ne l’empêche pas d’être matérialiste. Malgré certaines professions de foi purement officielles, le matérialisme fait le fond de sa philosophie comme l’amour de la matière sous toutes ses formes fait le fond de son tempérament moral. Qu’est-ce que la vie humaine à ses yeux ? Une course à la richesse, et, par la richesse, à la jouissance. Il se représente la société comme une mêlée de passions brutales. Au fond, l’homme n’obéit qu’à son intérêt. Tant pis pour le faible qui se laisse dévorer par le fort ; la nature est immorale. L’activité universelle a pour unique mobile l’appétit. Toute la philosophie de Balzac peut se résumer dans la divinisation de la force. Ses héros de prédilection sont étrangers à tout scrupule et supérieurs à tout préjugé de conscience. Grands seigneurs, ils s’appellent de Marsay ; forçats, ils s’appellent Jacques Colin. Jacques Colin ou de Marsay, ce sont des « hommes forts », qui méprisent l’humanité en l’exploitant.

Le bien ne tient-il aucune place dans l’œuvre de Balzac ? Parmi les innombrables personnages entre lesquels se joue la Comédie humaine, il y en a d’honnêtes. Mais ces honnêtes gens sont presque toujours représentés comme des inconscients. Balzac ne croit pas à la liberté morale. Il fait de l’homme un agent irresponsable, une composition de forces aveugles. La vertu, de même que le vice, est à ses yeux tout instinctive. Or, comme nos instincts tendent fatalement à la conservation et à l’accroissement de notre être, il ne voit en elle qu’une variété de cet égoïsme qui est l’essence même de la nature humaine. Chez Birotteau, elle s’explique par une imbécillité foncière ; chez le père Goriot, elle nous est peinte comme une affection morbide. Le vrai monde de Balzac, celui où il se sent à l’aise, c’est le monde des affaires, des intrigues et des scandales, le monde où triomphent banquiers véreux, politiques tarés, gentilshommes entretenus, le monde qui a le bohème pour roi, la cour-