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LE ROMAN.

tisane pour reine et l’argent pour dieu. Le conflit des cupidités et des ambitions excite les plus bas instincts de la nature humaine ; mais ces instincts, lancés à la conquête du pouvoir ou de la fortune, développent une énergie de passion dans laquelle éclate le puissant génie du romancier. Uniquement épris de la force, Balzac représente, sans aucune préoccupation morale, cette force, qu’il admire pour elle-même, appliquée, chez tous ses personnages au triomphe de leurs intérêts et à la satisfaction de leurs appétits.

Ce manque d’idéal dans sa conception de la vie et de la société se liait chez lui à je ne sais quelle vulgarité native dans sa manière d’être. Massif et lourd, les traits fortement accusés, la voix commune, il avait en toute sa personne quelque chose de puissant, mais de mal dégrossi. Il manquait de tact et de tenue. On nous le représente chantonnant, gesticulant, « tapant sur le ventre. » Incapable de réprimer les saillies d’un tempérament fougueux, il est l’opposé de ce « gentleman » froid et correct que voulut être et que fut Mérimée. Il a une rondeur joviale et triviale, un orgueil exorbitant et candide. Il est bonhomme, sensuel, expansif. Il plaisante lourdement et rit lui-même de ses bons mots à gorge déployée. Il tranche sur toute chose. Sa verve rabelaisienne s’épanche en gaudrioles, et sa philosophie d’estaminet en apophtegmes grossiers et crus. Il y a en lui du Gaudissart.

Son œuvre ne dément guère ce portrait. Balzac a une puissance, une vigueur, une richesse incomparables ; il n’a point la délicatesse. Son goût des grandes dames ne l’empêche pas d’être foncièrement roturier ; on y sent l’admiration béate du parvenu qu’éblouit le mirage des splendeurs et des élégances patriciennes. L’élévation lui manque aussi bien que la distinction. S’il parle de la vertu comme d’une niaiserie, il traite le mariage comme une affaire, il ne voit dans l’amour qu’une concupiscence. Il est cynique sans le savoir, avec candeur. Il matérialise tout ce qu’il touche. Il souille les émotions les plus pures et les plus suaves