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LA POÉSIE.

tout bagage importun de pensée ou de sentiment afin que rien ne gêne son vol. Et ce clown a pour tremplin la rime. Tout ce qu’il y a chez lui d’éclat, de prestige, de charme et d’esprit, il faut le chercher au bout du vers. Sa Muse, c’est la « consonne d’appui ».

Lui-même a donné sa poétique. Elle consiste tout entière dans une théorie de la rime. Ce ne sont pas des idées ou des émotions qui l’inspirent, mais des mots. Les mots s’appellent, se répondent dans son imagination éblouie. Il les voit reluire, il les entend retentir les uns contre les autres. Des rimes lumineuses et sonores, voilà tout le secret de son art. L’espace qu’elles laissent vide se remplit de lui-même, et s’il y faut quelques bourres, si le sens a parfois des surprises, ne sait-on pas que la poésie, cette chose superflue, comporte maintes superfluités heureuses et que rien ne lui sied comme un grain d’extravagance ? Aimable et frivole conception de l’art, et que Banville n’applique jamais qu’à des poèmes légers, tout d’aventureux caprice et de fantaisie insouciante. Il proteste à sa façon contre le réalisme de son temps en se réfugiant dans le pays des chimères, des songes et de la pure féerie.

Comme Banville, Baudelaire se rattache à Gautier, ce « poète impeccable », ce « parfait magicien ès lettres françaises », auquel il dédie ses Fleurs du mal. Mais, tandis que nous retrouvons chez l’un ce qu’il y avait dans leur maître commun de plus rayonnant, de plus vif, de plus coquettement superficiel, l’autre raffine encore cette prédilection pour l’étrange et le compliqué, ce goût d’archaïsme ou de décadence, cette inquiète curiosité des choses occultes qui donnent si souvent à la poésie de Gautier une saveur âcrement subtile et comme exquisement vénéneuse. Quoi qu’il doive à l’auteur d’Albertus, Baudelaire peut d’ailleurs passer pour une des physionomies les plus originales de son temps, tout au moins pour une des plus bizarres et des plus complexes. Il est le premier exemple de ces talents contournés, surmenés, impuissants à la création, mais singulière-