Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
288
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

dédaigne notre infirmité ; il nous éblouit de sa magnificence et nous accable de sa grandeur. Nous le voudrions plus près de nous, plus compatissant, plus humain. Sa majesté sculpturale nous impose ; nous admirons la fière obstination qu’il met à s’abstraire de lui-même ; mais nous nous prenons à regretter ce qu’il y a de froid, d’étranger au cœur, dans cette poésie d’un stoïque au front d’airain, qui s’interdit tout attendrissement comme une faiblesse, et d’un artiste impassible, qui voit dans toute émotion une injure à la dignité de son art.

Est-il donc resté complètement absent de son œuvre ? N’a-t-il pas mêlé aux antiques légendes quelque chose de sa pensée et de son cœur ? Si le Moïse ou le Samson d’Alfred de Vigny sont Alfred de Vigny lui-même, les figures que Leconte de Lisle évoque du fond des âges ne font bien souvent qu’exprimer sa propre âme, non pas seulement sa conception personnelle de la nature et de l’humanité, mais encore des troubles, des froissements, des révoltes que ne peut nous dérober son masque hautain. Kaïn est-il moins moderne que Samson ou Moïse ? Le poète lui prête son orgueil, sa fureur de négation, son pessimisme farouche et jusqu’à sa haine du moyen âge, que le Maudit entrevoit au loin dans la fumée des bûchers. Leconte de Lisle n’a guère fait, comme ses devanciers, que choisir dans la légende du genre humain les thèmes les plus propres au développement d’idées toutes contemporaines et d’aspirations tout individuelles.

Et même, ce symbolisme archaïque dont sa poésie affecte généralement la forme, il en est sorti plus d’une fois pour traduire directement des émotions auxquelles leur promptitude ou leur irrésistible violence ne permettaient aucun détour. Le rigoureux théoricien de l’impassibilité, aux yeux duquel l’aveu public des angoisses personnelles est « une vanité et une profanation gratuite », exprime parfois celles de sa propre âme avec une âpreté de passion qui touche à la frénésie. Jusque dans son nihilisme suprême il porte les rébellions d’un cœur qu’exaspère l’incurable désir de vivre en même temps que l’invincible effroi de la vie. Le lion