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LA POÉSIE.

captif cesse de boire et de manger ; le loup blessé se tait et mord le couteau de sa gueule qui saigne. Mais lui, le poète, c’est en vain qu’il soupire après la lourde ivresse du nirvana : il n’est pas moins impuissant à mourir qu’incapable d’oublier. C’est en vain qu’il se révolte contre la honte de sentir et de penser, contre l’horreur d’être un homme : la plaie qu’il comprime laisse échapper des larmes de sang. L’espérance du nirvana ne console même pas son cœur meurtri : il se demande si la mort n’est point une suprême illusion, si la grande ombre nous gardera tout entiers. Il prête l’oreille aux tombeaux, et le vent froid de la nuit lui apporte des gémissements. Dans l’infini des temps, il écoute avec épouvante rugir à jamais la vie éternelle.

Leconte de Lisle ne sera jamais populaire. D’abord, son docte archaïsme dépayse les lecteurs ; ensuite, son idéal de l’art est placé trop haut pour que le vulgaire y ait accès, et l’aristocratie intellectuelle du poète tient à distance tout esprit médiocre. Enfin, s’il a exprimé, lui aussi, le mal du siècle, ce n’est point en élégiaque sentimental qui se berce dans sa douleur, c’est en nihiliste inexorable dont le morne désespoir opprime notre âme, dont les ardeurs forcenées dévorent en nous toute sympathie. La souffrance lui arrache parfois des cris, mais il ne se plaint pas et il ne veut pas être plaint : se plaindre est une faiblesse, être plaint est une honte. Mendie qui voudra la pitié grossière des foules ! Il ne vendra pas son mal. Il ne livrera pas sa vie aux outrages d’une banale curiosité ; il ne dansera pas, ô plèbe imbécile, sur le tréteau de tes histrions. Son orgueil muet lui tiendra lieu de gloire. La gloire ? Il méprise ceux qui la donnent, ces « modernes » que le siècle assassin a châtrés dès le berceau. Pendant qu’ils emplissent leurs poches, le poète chante l’hymne de la Beauté. Des temps viendront que la terre, arrachée de son orbite, défoncera contre quelque univers sa vieille et misérable écorce : mais la sainte Beauté, dont il a été le prêtre, survivra dans son immuable splendeur à la ruine de notre globe, et d’autres mondes rouleront sous ses pieds blancs.