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LA POÉSIE.

déployèrent après Manuel, dans le même genre, une psychologie plus subtile, une virtuosité plus riche et plus brillante, il ne le cède à aucun d’eux pour la sincérité du sentiment, pour la convenance du ton, pour l’accord intime d’une forme toujours juste et délicate avec une inspiration toujours noble et tendre, souvent touchante. Nous l’accusons d’une modestie excessive quand il veut nous faire croire que sa source est ignorée, qu’elle fait si peu de bruit ; mais comme il a raison de dire qu’elle est pure et qu’on y peut boire ! Manuel a été par excellence « le poète du foyer » : il l’a été dans ses Pages intimes, écrites auprès de ce foyer même, et aussi dans le recueil d’En voyage, qui s’y est de loin réchauffé ; il l’a été dans les Poèmes populaires et dans le drame souvent applaudi des Ouvriers, s’il est vrai que le rayonnement du foyer fasse éclore toutes les vertus que ce moraliste célèbre, guérisse toutes les plaies sur lesquelles cet ami des humbles pose le doigt ; il l’a été enfin dans les poésies de Pendant la guerre, s’il est vrai que le foyer domestique, aux jours de péril et de deuil national, s’élargisse et s’exhausse jusqu’à devenir le symbole même de la patrie.

L’auteur des Pages intimes et des Poèmes populaires a parfois agrandi son cadre : dans l’Ascension, dans la Veillée du médecin, dans la Prière des folles, la langue et le rythme se mettent spontanément par leur ampleur en harmonie avec la pensée ; mais, si ces pièces et bien d’autres encore montrent assez qu’il peut soutenir sans défaillance de plus hautes conceptions, c’est dans la poésie familière que s’est marquée surtout l’originalité de son talent à la fois viril et délicat, — délicat par le tact, la mesure, l’heureux assortiment des nuances, en ce qui regarde l’écrivain, et, en ce qui tient à l’homme même, par la tendresse d’une âme compatissante et pieuse, — viril par le dédain des artifices, des fioritures, de tout charlatanisme, par l’unique souci de s’exprimer sincèrement et fortement, par l’esprit de moralité vaillante qui anime toute son œuvre, par ce que sa sympathie a de grave, sa pitié de sain, ses plus vives émotions de sobre encore et de contenu. Le nom d’Eugène Manuel doit rester à ce titre comme celui d’un vrai, d’un excellent poète.