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LA POÉSIE.

hautes enquêtes, mais encore dans ses applications positives. Lui aussi a senti son isolement au milieu de la société. Ce n’est plus aujourd’hui que la voix d’Amphion fait surgir de terre les villes ; aux Amphions de notre temps le monde répond qu’il « se civilise », qu’il veut des ouvriers et non d’inutiles rêveurs. Tandis que les Parnassiens professaient un superbe mépris pour toute culture étrangère à leur art, Sully Prudhomme voudrait unir étroitement la poésie avec la science. Instruit par le cénacle aux plus chères délicatesses du style, ce subtil versificateur chante le Fer, célèbre la Roue, demande aux découvertes modernes, aux machines mêmes de l’industrie, un nouveau genre de poésie à la fois sévère et pittoresque, dont la précision scrupuleuse est discrètement illustrée d’images. Il se plaît parfois à lutter avec la prose sur un terrain où le plus habile rimeur ne saurait jamais en égaler la rigoureuse exactitude. L’écueil de la poésie scientifique, c’est qu’elle a pour terme extrême une perfection dont le prosateur se rend maître sans effort, mais à laquelle le poète ne peut atteindre que par un miracle d’art patient et laborieux. S’ingénier et s’évertuer à mettre en vers une définition, un axiome, une loi, qui du premier coup trouve dans la prose son expression définitive, c’est un jeu d’esprit aussi stérile qu’épineux. Sully Prudhomme s’est parfois exercé à ces tours de force. Ce n’est point pour y montrer une vaine habileté mécanique. Son esprit, portant dans les choses de la pensée la même finesse que son cœur dans celles du sentiment et sa conscience dans celles de la morale, se sent attiré par le délicat plaisir de les pousser au dernier degré d’une stricte analyse. Mais d’ailleurs, si ses préoccupations de justesse absolue et de subtile propriété l’ont fourvoyé par endroits dans une algèbre incolore, il doit à la science des inspirations qui comptent parmi ses plus belles. Les Écuries d’Augias, le Rendez-vous, le Zénith, sont les modèles d’une poésie scientifique dans laquelle Sully Prudhomme allie le lyrisme, qui scande et soulève son vers, au souci d’une exactitude descriptive qu’il pousse jusqu’à la rigueur technique.