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LA POÉSIE.

Tel est le sens général de la préface que Sully Prudhomme a mise à sa traduction de Lucrèce, manifeste d’un positivisme jaloux et qui se refuse à la poésie aussi bien qu’à la métaphysique. Dix ans plus tard, il réimprime ce sévère essai « pour permettre au lecteur de reconnaître dans la Justice l’influence de ses premières études ». La préface était d’un philosophe, et le poème est d’un poète. Cherchant en vain la Justice dans l’espèce comme entre espèces, dans l’État comme entre États, et ne la trouvant pas plus dans le ciel que sur la terre, le philosophe, s’il avait été fidèle à l’esprit de la préface, aurait terminé le poème sur une négation. Silence au cœur ! s’écrie-t-il tout d’abord. Puis s’engage un dialogue entre le Chercheur et la Voix. Le Chercheur ferme l’oreille aux appels que la Voix lui adresse, repousse les consolations qu’elle lui offre, raille les croyances sans preuves qu’elle veut lui faire partager. Mais, quand il a partout suivi la science implacable sans découvrir aucune trace de cette Justice après laquelle il soupire, il rentre en lui-même, il écoute sa conscience, et sa conscience lui parle le même langage que la Voix. La Justice est en ton âme, avait dit la Voix tout au début, et le Chercheur, lassé de ses pérégrinations stériles, refoulé de tout côté par le monde extérieur, trouve un témoignage irrécusable dans cette conscience, dont il récusait jusque-là l’autorité, « livre le peu qu’il conçoit à tout le vrai qu’il sent », et fait, les yeux en pleurs, un acte de foi.

Il y a division entre la raison et le cœur. Cet antagonisme préoccupe Sully Prudhomme, et tout l’effort de sa philosophie tend à réconcilier l’une avec l’autre les deux puissances hostiles. Dès son premier recueil, la question se pose. Dans une pièce de la Vie intérieure, la raison interpelle le cœur. « Vois comme le mal est partout triomphant. Notre monde n’a pas un bon père. » — « Je crois, je sens Dieu », répond le cœur. Et la raison : « Prouve ». C’est là le plan suivi par le poète dans la Justice. Mais cette preuve que demande la raison, il la lui fait trouver finalement dans le cœur lui-même.