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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

Aux lueurs du cerveau s’ajoute l’éclair jailli du sein, devant lequel toute obscurité s’efface. Le cœur a des raisons supérieures à la raison. Il n’est pas seulement un foyer, il est encore un flambeau. Notre raison ne fait que reculer indéfiniment la solution des problèmes, mais notre cœur les résout d’un seul coup : « C’est à force d’aimer qu’on trouve. » La science ne peut pas nous prouver la Justice, elle ne peut pas davantage nous procurer le Bonheur. En dehors de l’amour, le bonheur n’est pas plus possible à l’homme que la justice dans l’humanité. Au sein même des ineffables délices dont Faustus jouit partons ses sens, il est tourmenté du désir de savoir. Le voilà maintenant en possession de la connaissance ; il la trouve froide et vide. L’univers n’a plus pour lui de secrets, et pourtant il ne se sent pas heureux. Des voix plaintives s’élèvent jusqu’à lui ; il redescend sur la terre pour guérir la souffrance des hommes ou du moins pour la consoler, et cette félicité que n’avaient pu lui donner ni le plaisir ni la science, il la trouve enfin dans l’amour.

Si sa philosophie a pour aboutissement final le triomphe du cœur sur l’intelligence et de la foi sur la raison, Sully Prudhomme ne laisse pas d’avoir poussé la critique plus loin qu’aucun des poètes qui s’étaient préoccupés avant lui des mêmes questions. Victor Hugo est un voyant et un prophète. Il entre de plain-pied dans le tabernacle de l’inconnu ; il lit la grande Bible à livre ouvert. Lamartine n’a jamais fait que répandre son âme en mystiques élévations. Vigny évoque des figures idéales qui symbolisent tout d’abord son idée. Ce qui distingue d’eux l’auteur du Bonheur et de la Justice, c’est que ses poèmes philosophiques sont de véritables enquêtes. Qu’il laisse le dernier mot aux intuitions du cœur, son esprit n’en a pas moins l’analyse pour naturel procédé. Lui-même se donne le nom de Chercheur. Il cherche avec une sincérité qui dédaigne tout artifice, avec une simplicité qui répugne à toute mise en scène. Nous suivons pas à pas le travail de sa pensée, et c’est justement ce travail qui fait la matière de l’œuvre.

L’artiste dans Sully Prudhomme est-il égal au penseur ?