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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

psychologique et sociale qui emprunte aux sciences naturelles leurs procédés, cette influence s’exerce, non par Balzac, qui n’avait pas empêché le Jeune homme pauvre, mais par Flaubert, qui fit faire Monsieur de Camors. Gustave Flaubert est, dans la seconde moitié de ce siècle, le maître, ne disons pas du réalisme, puisqu’il ne voulut jamais admettre une qualification discréditée par des romanciers vulgaires, mais de l’école qui s’attache, dans tous les domaines de l’art et dans la poésie elle-même, à l’observation personnelle des choses, à l’étude d’après nature et sur le vif de la réalité. Depuis longtemps préparée par la philosophie, par le merveilleux progrès des sciences, par les changements de l’état moral et social, la révolution littéraire a dans Madame Bovary le premier chef-d’œuvre qui la consacre.

Mais Balzac et la Comédie humaine ? Une question se pose tout d’abord : comment, au lieu de voir en Flaubert un disciple du grand réaliste, faisons-nous de lui le chef d’une école nouvelle ? Après Eugénie Grandet, le Père Goriot, la Cousine Bette, quelle peut être la nouveauté de Madame Bovary ?

Certes Flaubert est bien inférieur à Balzac pour la puissance, l’ampleur, la fécondité du génie, mais il a son originalité propre, et ce qui la fait, c’est d’abord qu’il s’abstrait complètement de son œuvre, et ensuite que cette œuvre est celle d’un artiste, en entendant par ce mot tout ce qu’il peut comporter de suprême perfection. Balzac avait mis dans ses romans beaucoup de lui-même : non seulement sa fougueuse imagination inventait des événements invraisemblables et des héros extraordinaires, mais encore sa nature expansive se livrait, sous le couvert des personnages qu’il mettait en scène, à d’interminables digressions qui sont comme les monologues de l’auteur, à des confidences plus ou moins directes sur ses goûts, ses opinions politiques, ses croyances religieuses, sur sa manière propre d’entendre le monde et la vie. Et, s’il portait de la sorte atteinte à l’une des lois les plus essentielles du roman documentaire, qui impose à la personnalité de l’écrivain un