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LE ROMAN.

complet effacement de soi-même, l’effervescence tumultueuse d’un génie toujours en fermentation ne pouvait d’autre part, lui permettre d’appliquer à la forme de son œuvre ce labeur patient qui suppose chez l’artiste soit un tempérament plus sobre, soit plus de puissance à se contenir et à se châtier. Neutralité absolue de l’auteur et dévotion superstitieuse à l’art, voilà les deux traits caractéristiques par lesquels Madame Bovary fait époque dans l’histoire de notre roman contemporain.

Gustave Flaubert y met l’art romantique au service de la réalité directement observée. Le fond de son œuvre appartient en ce sens au réalisme et la forme au romantisme. Réalisme et romantisme, ce sont là les deux influences qu’il a subies, qu’il a parfois combinées dans une mesure parfaite, mais qui, se contredisant au fond l’une l’autre, doivent nécessairement imprimer leurs contradictions sur sa physionomie littéraire.

Toute sa force, il l’a appliquée à ne rien trahir de ses impressions, à dissimuler ce qu’il y avait en lui d’humanité sensible et cordiale : c’était par aversion pour la pleurnicherie vulgaire, à laquelle tant d’écrivains demandaient sans pudeur un succès banal, c’était par respect de l’art, qu’affadit et corrompt tout sentimentalisme indiscret. De là, ce que ses livres nous semblent avoir parfois de cruel, presque toujours de sec. Il s’interdit tout signe d’émotion, toute marque de sympathie. Son office consiste à montrer les choses telles qu’elles sont, sans rien mettre de lui-même en ses tableaux, que la pénétration de l’observateur et les moyens plastiques de l’artiste. « Toute œuvre est condamnée, disait-il, où se devine l’auteur. » Il n’y a d’art vrai, selon lui, que l’art impassible.

Et, s’il exerce sur sa sensibilité native une rigoureuse surveillance, il n’est pas plus jaloux de ne trahir en son œuvre aucune impression personnelle que de n’y laisser paraître aucune doctrine particulière, aucune idée préconçue. On l’accuse d’être égoïste, dur, immoral : que lui importe ? Un seul reproche le touche, celui de ne pas être